Part (11)
La seule chose que je trouvai, ce fut un grand tas de pièces d'or dans un coin – de l'or de toutes sortes, roumain, britannique, autrichien et hongrois, grec et turc, recouvert d'une pellicule de poussière, comme s'il reposait depuis longtemps sur le sol. Je ne vis aucune pièce qui avait moins de trois cents ans. Il y avait également des chaînes et des bijoux, certains sertis de pierres précieuses, mais pour la plupart, vieux et ternis. A l'un des coins de la pièce se trouvait une lourde porte. J'essayai de l'ouvrir, car, si je ne pouvais pas trouver la clé de la chambre ou la clé de la porte d'entrée, ce qui était l'objet principal de mes recherches, je devais continuer mon exploration, sinon tous les efforts auraient été vains. Elle était ouverte, et menait, par un passage de pierre, à un escalier circulaire, qui descendait abruptement. Je l'empruntai avec précaution, car il était sombre, n'étant éclairé que par deux meurtrières taillées dans l'épaisse maçonnerie. En bas se trouvait un passage enténébré, comme un tunnel, qui exhalait une odeur pestilentielle qui évoquait la mort, une odeur de vieille terre fraîchement retournée. Tandis que j'avançais dans le passage, l'odeur se fit plus forte et plus proche. Enfin, je poussai une lourde porte qui était entrouverte, et je me retrouvai dans une vieille chapelle en ruines, qui avait à l'évidence été utilisée comme un cimetière. Le toit était brisé, et à deux endroits, des escaliers menaient à des caveaux, mais le sol avait été récemment retourné, et la terre placée dans de grandes boites de bois, manifestement celles qui avaient été apportées par les Slovaques. Il n'y avait personne, et je cherchai s'il existait une autre sortie, mais je n'en trouvai aucune. J'inspectai alors chaque pouce du sol, afin de ne rien laisser au hasard. Je descendis même dans les caveaux, où la faible lumière entrait à peine, bien que mon âme dût se faire violence pour que j'ose y pénétrer. J'en visitai deux sans rien y trouver à part des fragments de vieux cercueils et des montagnes de poussière ; toutefois, dans le troisième, je fis une découverte. Là, dans l'une des grandes boîtes (il y en avait cinquante en tout), sur de la terre fraîchement remuée, était étendu le Comte ! Il était mort ou endormi, je n'aurais su le dire, car ses yeux étaient ouverts et fixes, mais sans la froideur de la mort – et ses joues arboraient la chaleur de la vie malgré leur pâleur, et ses lèvres étaient aussi rouges que d'habitude. Mais il n'y avait aucun signe de mouvement, pas de pouls, pas de souffle, pas de battements de cœur. Je me penchai sur lui, et tentai de percevoir quelque signe de vie, mais en vain. Il ne pouvait être étendu là depuis longtemps, car l'odeur de la terre fraîche aurait disparu en quelques heures. A côté de la boite se trouvait son couvercle, percé de trous çà et là. Je pensai qu'il pouvait très bien avoir les clés sur lui, mais quad je me mis à leur recherche, je vis ses yeux morts, et malgré leur absence de vie, j'y lus une telle haine, bien qu'il fût inconscient de ma présence, que je m'enfuis de cet endroit, puis, quittant la chambre du Comte par la fenêtre, escaladai à nouveau le mur du château. Regagnant ma chambre, je me jetai haletant sur mon lit, et essayai de réfléchir… 29 juin Aujourd'hui est le jour de ma dernière lettre, et le Comte me l'a lui-même confirmé : je l'ai vu quitter le château par la même fenêtre, et avec mes vêtements. Tandis qu'il descendait le mur comme un lézard, j'aurais aimé disposer d'un pistolet ou de n'importe quelle arme mortelle, afin de pouvoir le détruire, mais je crains qu'aucune arme forgée par des mains humaines ne puisse avoir un effet quelconque sur lui. Je n'osai pas attendre son retour, car je craignais de voir les trois sœurs maléfiques. Je retournai à la bibliothèque, et lus jusqu'à ce que je m'endorme. Je fus réveillé par le Comte, qui me regardait d'un air grave et me dit : « Demain, nous devons nous quitter, mon ami. Vous retournez vers votre belle Angleterre, et moi vers une tâche dont l'issue pourrait faire que nous ne puissions plus jamais nous voir. Votre lettre a été expédiée ; demain je ne serai pas là, mais tout sera prêt pour votre voyage. Au matin viendront les Tziganes, qui ont quelques travaux à effectuer ici ; il y aura aussi quelques Slovaques. Quand ils seront partis, ma voiture viendra vous chercher, et vous conduira à la Passe de Borgo où vous retrouverez la diligence qui va de la Bucovine à Bistritz. Mais j'ai l'espoir de vous revoir un jour au Château Dracula. » Suspicieux, je décidai de tester sa sincérité. Sincérité ! Cela semble presque une profanation que d'utiliser ce mot à propos d'un tel monstre. Je lui répondis de but en blanc : « Pourquoi ne puis-je partir ce soir ? » « Parce que, mon cher Monsieur, mon cocher et mes chevaux sont sortis pour une autre mission. » « Mais je marcherais volontiers. Je veux partir tout de suite. » Il sourit, et c'était un sourire si suave et si diabolique, que je savais que quelque stratagème se cachait derrière cette douceur. Il dit : « Et vos bagages ? » « Peu importe. Je pourrai les envoyer chercher plus tard. » Le Comte se leva et me dit, avec une telle courtoisie que je faillis me frotter les yeux, tant elle semblait réelle : « Vous autres anglais avez cette formule qui est chère à mon cœur, car elle est proche de l'esprit des Boyars : ‘Bienvenue à ceux qui arrivent, bon voyage à ceux qui repartent.' Venez avec moi, mon cher jeune ami. Vous n'attendrez pas une seule heure dans ma maison contre votre gré, aussi triste que je sois de vous voir partir, et que vous en ayez un si soudain désir. Venez ! ». Et avec une gravité solennelle, il me précéda avec la lampe dans l'escalier, et dans le hall d'entrée. Puis soudain, il s'arrêta. « Ecoutez ! » Tout près, j'entendis le hurlement de nombreux loups. C'était comme si le bruit était apparu au moment même où il avait levé la main, comme la musique d'un grand orchestre qui semblerait jaillir de la baguette du chef d'orchestre. Après une courte pause, il se remit en marche, toujours de son pas majestueux, vers la porte ; il enleva les lourdes barres de fer, décrocha les énormes chaînes, et commença à ouvrir. A mon grand étonnement, je constatai qu'elle n'était pas verrouillée. Soupçonneux, je regardai autour de moi, mais je ne pus voir aucune clé d'aucune sorte. Tandis que la porte commençait à s'ouvrir, le hurlement des loups au-dehors se fit plus fort et plus agressif ; je pouvais voir leurs mâchoires rouges, leurs dents acérées et leurs griffes tandis qu'ils bondissaient sur place. Je savais bien que me battre avec le Comte à ce moment-là n'aurait servi à rien. Avec de tels alliés à ses ordres, je ne pouvais rien faire. Mais les portes continuaient à s'ouvrir tout doucement, et seul le corps du Comte me séparait de l'extérieur. Soudain, je fus frappé par l'idée que c'était peut-être pour moi le moment de la fin : j'allais être livré aux loups, et à ma demande qui plus est. Il y avait dans cette idée une perversité qui devait plaire beaucoup au Comte, et, désespéré, je criai : « Fermez la porte, j'attendrai demain matin ! » Et je couvris mon visage de mes mains afin de cacher mes larmes et mon amère déception. D'un mouvement de son bras puissant, le Comte referma violemment la porte, et les grands verrous en se remettant en place firent un vacarme métallique qui résonna dans tout le hall. Nous retournâmes en silence dans la bibliothèque, et après une minute ou deux, je regagnai ma propre chambre. La dernière fois que je vis le Comte, il m'envoyait un baiser de la main, avec une lueur de triomphe dans les yeux, et un sourire dont Judas aux enfers eût été fier. Quand je fus dans ma chambre et sur le point de me coucher, je crus entendre un murmure à ma porte. Je m'y rendis sans bruit et écoutai. A moins que mes oreilles ne m'aient trompé, j'entendis la voix du Comte : « Arrière, arrière, retournez d'où vous venez ! Votre temps n'est pas encore venu. Attendez ! Prenez patience ! Cette nuit est à moi. La nuit prochaine sera à vous ! » Il y eut ensuite des rires étouffés, et pris d'une rage soudaine, j'ouvris la porte à la volée, et vis les trois terribles femmes qui se léchaient les lèvres. Quand elles me virent, elles partirent d'un rire monstrueux et s'enfuirent. Je retournai dans ma chambre et me mis à genoux. La fin était-elle donc si proche ? Demain ! Demain ! Dieu, aide-moi, et tous ceux qui me sont chers !
30 juin, matin Ce sont peut-être les derniers mots que j'écrirai dans ce journal. J'ai dormi jusque peu avant l'aube, et dès mon réveil, j'ai prié, car j'avais décidé que si la mort devait venir me prendre, elle me trouverait prêt. Enfin, je sentis un subtil changement dans l'air, et je sus que le matin était venu. Puis ce fut le bienvenu chant du coq, et je sus que j'étais sauvé. Le cœur léger, j'ouvris ma porte et dévalai l'escalier jusqu'au hall. J'avais vu que la porte n'était pas verrouillée, et je pouvais donc m'évader. Les mains tremblantes d'impatience, j'enlevai les chaînes et je tirai les lourds verrous. Mais la porte ne bougea pas. Je fus envahi par le désespoir. Je tirai sur la porte encore et encore, je la secouai tant que, bien qu'elle fût massive, elle fut ébranlée dans ses huisseries. Je comprenais qu'elle avait été fermée à clé lorsque j'avais quitté le Comte. Alors, je fus pris d'un vif désir de m'emparer de la clé, quel que soit le risque, et je décidai sans plus attendre d'escalader le mur, et de gagner la chambre du Comte. Il me tuerait peut-être, mais la mort me semblait à ce moment le moindre des maux qui pouvaient m'arriver. Je me précipitai à la fenêtre est, et descendis le mur, comme je l'avais déjà fait, jusqu'à la chambre du Comte. Elle était vide, mais je m'y attendais. Je ne trouvai aucune clé ; toutefois l'amoncellement d'or était toujours là. J'empruntai l'escalier en colimaçon au coin de la chambre, puis le sombre passage qui menait à la vieille chapelle. Je savais bien maintenant où trouver le monstre que je cherchais. La grande boite était encore au même endroit, contre le mur ; le couvercle était posé dessus. Il n'était pas fermé, mais les clous étaient dans leur logement, prêts à être enfoncés d'un coup de marteau. Je savais que je devais atteindre le corps pour trouver les clés ; je soulevai donc le couvercle, le posai contre le mur, et alors, je vis une chose qui m'emplit d'effroi. Le Comte était étendu là, mais c'était comme s'il avait retrouvé sa jeunesse, car sa moustache et ses cheveux blancs avaient retrouvé une couleur gris fer, ses joues étaient pleines, et sous sa peau blanche perçait une teinte d'incarnat ; la bouche était plus rouge que jamais, car sur ses lèvres, il y avait des gouttes de sang frais, qui coulait des commissures des lèvres sur le menton et le cou. Même ses yeux brillants et profonds semblaient sertis dans une chair et des paupières gonflées. C'était comme si cette abominable créature était tout simplement gorgée de sang. Il était étendu là, comme une horrible goule repue. Je frissonnai tandis que je me penchai pour le toucher, et tous mes sens se révoltèrent à ce contact, mais je devais chercher, sinon j'étais perdu. A la tombée de la nuit, mon propre corps servirait de festin de la même façon aux trois horribles femmes. Je fouillai tout le corps, mais je ne trouvai nulle trace de la clé. Alors je m'arrêtai, et regardai le Comte. Son visage boursouflé arborait un sourire moqueur qui aurait pu me rendre fou.