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MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre VI

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre VI

C'est pour me conformer au précepte d'Horace que je me suis lancé d'abord in medias res. Maintenant que tout dort, et la belle Colomba, et le colonel et sa fille, je saisirai ce moment pour instruire mon lecteur de certaines particularités qu'il ne doit pas ignorer, s'il veut pénétrer davantage dans cette véridique histoire. Il sait déjà que le colonel della Rebbia, père d'Orso, est mort assassiné; or on n'est pas assassiné en Corse, comme on l'est en France, par le premier échappé des galères qui ne trouve pas de meilleur moyen pour vous voler votre argenterie: on est assassiné par ses ennemis; mais le motif pour lequel on a des ennemis, il est souvent fort difficile de le dire. Bien des familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition de la cause originelle de leur haine s'est perdue complètement. La famille à laquelle appartenait le colonel della Rebbia haïssait plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des Barricini; quelques-uns disaient que, dans le XVIe siècle, un della Rebbia avait séduit une Barricini, et avait été poignardé ensuite par un parent de la demoiselle outragée. À la vérité, d'autres racontaient l'affaire différemment, prétendant que c'était une della Rebbia qui avait été séduite, et un Barricini poignardé. Tant il y a que, pour me servir d'une expression consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons. Toutefois, contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres; c'est que les della Rebbia et les Barricini avaient été également persécutés par le gouvernement génois, et les jeunes gens s'étant expatriés, les deux familles furent privées, pendant plusieurs générations, de leurs représentants énergiques. À la fin du siècle dernier, un della Rebbia, officier au service de Naples, se trouvant dans un tripot, eut une querelle avec des militaires qui, entre autres injures, l'appelèrent chevrier corse; il mit l'épée à la main; mais, seul contre trois, il eût mal passé son temps, si un étranger, qui jouait dans le même lieu, ne se fût écrié: « Je suis Corse aussi! » et n'eût pris sa défense. Cet, étranger était un Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait pas son compatriote. Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre ce furent de grandes politesses et des serments d'amitié éternelle; car, sur le continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance: della Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en Italie; mais de retour en Corse, il ne se virent plus que rarement, bien qu'habitant tous les deux le même village, et quand ils moururent, on disait qu'il y avait bien cinq ou six ans qu'ils ne s'étaient parlé. Leurs fils vécurent de même en étiquette, comme on dit dans l'île. L'un Ghilfuccio, le père d'Orso, fut militaire; l'autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l'un et l'autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre parler l'un de l'autre. Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia dans un journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d'être décoré, dit, devant témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le général * protégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu'à son retour en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu'il tirait plus d'argent de ses causes perdues que de celles qu'il gagnait. On n'a jamais su s'il insinuait par là que l'avocat trahissait ses clients, ou s'il se bornait à émettre cette vérité triviale, qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu'une bonne cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut connaissance de l'épigramme et ne l'oublia pas. En 1812, il demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de le devenir, lorsque le général * écrivit au préfet pour lui recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfet s'empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne douta point qu'il ne dût sa déconvenue aux intrigues de Ghilfuccio. Après la chute de l'empereur, en 1814, le protégé du général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini. À son tour, ce dernier fut destitué dans les Cent Jours; mais, après cette tempête, il reprit en grande pompe possession du cachet de la mairie et des registres de l'état civil. De ce moment son étoile devint plus brillante que jamais. Le colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré à Pietranera, eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse renouvelées: tantôt il était assigné en réparation de dommages commis par son cheval dans les clôtures de M. le maire; tantôt celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé de l'église, faisait enlever une dalle brisée qui portait les armes des della Rebbia, et qui couvrait le tombeau d'un membre de cette famille. Si les chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel, les propriétaires de ces animaux trouvaient protection auprès du maire; successivement, l'épicier qui tenait le bureau de poste de Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé, tous les deux clients des della Rebbia, furent destitués et remplacés par des créatures des Barricini. La femme du colonel mourut exprimant le désir d'être enterrée au milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le maire déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la commune, attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour permettre une sépulture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en attendant cette autorisation, sa femme serait enterrée au lieu qu'elle avait choisi, et il y fit creuser une fosse. De son côté, le maire en fit faire une dans le cimetière, et manda la gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi. Le jour de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence, et l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la possession des restes de madame della Rebbia. Une quarantaine de paysans bien armés, amenés par les parents de la défunte, obligèrent le curé, en sortant de l'église, à prendre le chemin du bois; d'autre part, le maire avec ses deux fils, ses clients et les gendarmes, se présenta pour faire opposition. Lorsqu'il parut et somma le convoi de rétrograder, il fut accueilli par des huées et des menaces; l'avantage du nombre était pour ses adversaires, et ils semblaient déterminés. À sa vue plusieurs fusils furent armés; on dit même qu'un berger le coucha en joue; mais le colonel releva le fusil en disant: « Que personne ne tire sans mon ordre! » Le maire « craignait les coups naturellement », comme Panurge, et, refusant la bataille, il se retira avec son escorte: alors la procession funèbre se mit en marche, en ayant soin de prendre le plus long, afin de passer devant la mairie. En défilant, un idiot, qui s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'Empereur! Deux ou trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant de plus en plus, proposèrent de tuer un bœuf du maire, qui, d'aventure, leur barrait le chemin. Heureusement le colonel empêcha cette violence.

On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé, et que le maire fit au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il peignait les lois divines et humaines foulées aux pieds, - la majesté de lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, - le colonel della Rebbia se mettant à la tête d'un complot buonapartiste pour changer l'ordre de successibilité au trône, et exciter les citoyens à s'armer les uns contre les autres, crimes prévus par les articles 86 et 91 du Code pénal. L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. Le colonel écrivit au préfet, au procureur du roi: un parent de sa femme était allié à un des députés de l'île, un autre cousin du président de la cour royale. Grâce à ces protections, le complot s'évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, et l'idiot seul fut condamné à quinze jours de prison. L'avocat Barricini, mal satisfait du résultat de cette affaire, tourna ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre, d'après lequel il entreprit de contester au colonel la propriété d'un certain cours d'eau qui faisait tourner un moulin. Un procès s'engagea qui dura longtemps. Au bout d'une année, la cour allait rendre son arrêt, et suivant toute apparence en faveur du colonel, lorsque M. Barricini déposa entre les mains du procureur du roi une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le menaçait, lui maire, d'incendie et de mort s'il ne se désistait de ses prétentions. On sait qu'en Corse la protection des bandits est très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait de son influence: « Si je découvre le faussaire, disait-il en terminant sa lettre, je le punirai exemplairement. Il était clair qu'Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante au maire; les della Rebbia en accusaient les Barricini et vice versa. De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne savait de quel côté trouver les coupables. Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici les faits tels qu'ils furent établis en justice: Le 2 août 18.., le jour tombant déjà, la femme Madeleine Pietri, qui portait du grain à Pietranera, entendit deux coups de feu très rapprochés, tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au village, à environ cent cinquante pas de l'endroit où elle se trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait en se baissant, dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et d'ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes.

La femme Pietri, ayant laissé son fardeau, monta le sentier en courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang, percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui était son fusil chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense contre une personne qui l'attaquait en face au moment où une autre le frappait par derrière. Il râlait et se débattait contre la mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins expliquèrent par la nature de ses blessures qui avaient traversé le poumon. Le sang l'étouffait; il coulait lentement et comme une mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa quelques questions. Elle voyait bien qu'il voulait parler, mais il ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu'il essayait de porter la main à sa poche, elle s'empressa d'on retirer un petit portefeuille qu'elle lui présenta ouvert. Le blessé prit le crayon du portefeuille et chercha à écrire. De fait le témoin le vit former avec peine plusieurs caractères; mais, ne sachant pas lire, elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri, qu'il serra avec force en la regardant d'un air singulier, comme s'il voulait lui dire, ce sont les paroles du témoin: « C'est important, c'est le nom de mon assassin! La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le maire Barricini avec son fils Vincentello. Alors il était presque nuit. Elle conta ce qu'elle avait vu. M. le maire prit le portefeuille, et courut à la mairie ceindre son écharpe et appeler son secrétaire et la gendarmerie. Restée seule avec le jeune Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d'aller porter secours au colonel, dans le cas où il serait encore vivant; mais Vincentello répondit que, s'il approchait d'un homme qui avait été l'ennemi acharné de sa famille, on ne manquerait pas de l'accuser de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva le colonel mort, fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal.

Malgré son trouble, naturel dans cette occasion, M. Barricini s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du colonel, et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais aucune n'amena de découverte importante. Lorsque vint le juge d'instruction, on ouvrit le portefeuille, et sur une page souillée de sang on vit quelques lettres tracées par une main défaillante, bien lisibles pourtant. Il y avait écrit: Agosti..., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba della Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille. Après l'avoir longtemps feuilleté. elle étendit la main vers le maire et écria: « Voilà l'assassin! » Alors. avec une précision et une clarté surprenantes dans le transport de douleur où elle était plongée, elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours auparavant une lettre de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant de le faire, il avait écrit au crayon, sur son portefeuille. l'adresse d'Orso, qui venait de changer de garnison. Or cette adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille, et Colomba concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle était écrite, qui aurait été celui-là même sur lequel son père avait tracé le nom du meurtrier; et à ce nom, le maire, au dire de Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet qu'un feuillet manquait an cahier de papier sur lequel le nom était écrit; mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient également dans les autres cahiers du même portefeuille, et des témoins déclarèrent que le colonel avait l'habitude de déchirer ainsi des pages de son portefeuille lorsqu'il voulait allumer un cigare; rien de plus probable donc qu'il eût brûlé par mégarde l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on constata que le maire, après avoir reçu le portefeuille de la femme Pietri, n'aurait pu lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne s'était pas arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le brigadier de gendarmerie l'y avait accompagné, avait vu allumer une lampe, mettre le portefeuille dans une enveloppe et le cacheter sous ses yeux. Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il avait de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire seul un instant. Le brigadier, après quelque hésitation, visiblement ému par l'exaltation de la jeune fille, avoua qu'il était allé chercher dans une pièce voisine une feuille de grand papier, mais qu'il n'était pas resté une minute, et que le maire lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait à tâtons ce papier dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour le portefeuille sanglant était à la même place, sur la table où le maire l'avait jeté en entrant. M. Barricini déposa avec le plus grand calme. Il excusait, disait-il, l'emportement de mademoiselle della Rebbia, et voulait bien condescendre à se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la soirée au village; que son fils Vincentello était avec lui devant la mairie au moment du crime; enfin que son fils Orlanduccio, pris de la fièvre ce jour-là même, n'avait pas bougé de son lit. Il produisit tous les fusils de sa maison, dont aucun n'avait fait feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard du portefeuille il en avait tout de suite compris l'importance; qu'il l'avait mis sous le scellé et l'avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pourrait être soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de mort celui qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce misérable, ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait assassiné. Dans les mœurs des bandits, une pareille vengeance pour un motif analogue n'est pas sans exemple. Cinq jours après la mort du colonel della Rebbia, Agostini, surpris par un détachement de voltigeurs, fut tué, se battant en désespéré. On trouva sur lui une lettre de Colomba qui l'adjurait de déclarer s'il était ou non coupable du meurtre qu'on lui imputait. Le bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut assez généralement qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une fille qu'il avait tué son père. Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le colonel, il s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration dans laquelle il attestait sur l'honneur l'innocence de son camarade; mais la seule preuve qu'il alléguait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais dit qu'il soupçonnât le colonel. Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge d'instruction combla le maire d'éloges et celui-ci couronna sa belle conduite en se désistant de toutes ses prétentions sur le ruisseau pour lequel il était en procès avec le colonel della Rebbia. Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa formellement de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance de son frère. C'était cette ballata, devenue très populaire, que le matelot chantait devant miss Lydia. En apprenant la mort de son père, Orso, alors dans le nord de la France, demanda un congé, mais ne put l'obtenir. D'abord, sur une lettre de sa sœur, il avait cru les Barricini coupables, mais bientôt il reçut copie de toutes les pièces de l'instruction, et une lettre particulière du juge lui donna à peu près la conviction que le bandit Agostini était le seul coupable. Une fois tous les trois mois Colomba lui écrivait pour lui répéter ses soupçons, qu'elle appelait des preuves. Malgré lui, ces accusations faisaient bouillonner son sang corse, et parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés de sa sœur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui répétait que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et ne méritaient aucune créance. Il lui défendait même, mais toujours en vain, de lui en parler davantage. Deux années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il fut mis en demi-solde, et alors il pensa à revoir son pays, non point pour se venger sur des gens qu'il croyait innocents, mais pour marier sa sœur et vendre ses petites propriétés, si elles avaient assez de valeur pour lui permettre de vivre sur le continent.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre VI MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - chapter VI

C'est pour me conformer au précepte d'Horace que je me suis lancé d'abord in medias res. It was to comply with the precept of Horace that I first launched in medias res. Maintenant que tout dort, et la belle Colomba, et le colonel et sa fille, je saisirai ce moment pour instruire mon lecteur de certaines particularités qu'il ne doit pas ignorer, s'il veut pénétrer davantage dans cette véridique histoire. Now that everything is sleeping, and the beautiful Colomba, and the colonel and his daughter, I will seize this moment to instruct my reader of certain peculiarities which he should not ignore, if he wants to delve further into this true story. Il sait déjà que le colonel della Rebbia, père d'Orso, est mort assassiné; or on n'est pas assassiné en Corse, comme on l'est en France, par le premier échappé des galères qui ne trouve pas de meilleur moyen pour vous voler votre argenterie: on est assassiné par ses ennemis; mais le motif pour lequel on a des ennemis, il est souvent fort difficile de le dire. He already knows that Colonel della Rebbia, father of Orso, died assassinated; Now we are not murdered in Corsica, as we are in France, by the first escaped from the galleys who does not find a better way to steal your silverware: we are murdered by their enemies; but the reason for which we have enemies is often very difficult to say. Bien des familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition de la cause originelle de leur haine s'est perdue complètement. Many families hate each other out of old habit, and the tradition of the original cause of their hatred is completely lost. La famille à laquelle appartenait le colonel della Rebbia haïssait plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des Barricini; quelques-uns disaient que, dans le XVIe siècle, un della Rebbia avait séduit une Barricini, et avait été poignardé ensuite par un parent de la demoiselle outragée. À la vérité, d'autres racontaient l'affaire différemment, prétendant que c'était une della Rebbia qui avait été séduite, et un Barricini poignardé. Tant il y a que, pour me servir d'une expression consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons. So much so that, to use a consecrated expression, there was blood between the two houses. Toutefois, contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres; c'est que les della Rebbia et les Barricini avaient été également persécutés par le gouvernement génois, et les jeunes gens s'étant expatriés, les deux familles furent privées, pendant plusieurs générations, de leurs représentants énergiques. However, against use, this murder had not produced others; it is that the della Rebbia and the Barricini had also been persecuted by the Genoese government, and the young people having expatriated, the two families were deprived, for several generations, of their energetic representatives. À la fin du siècle dernier, un della Rebbia, officier au service de Naples, se trouvant dans un tripot, eut une querelle avec des militaires qui, entre autres injures, l'appelèrent chevrier corse; il mit l'épée à la main; mais, seul contre trois, il eût mal passé son temps, si un étranger, qui jouait dans le même lieu, ne se fût écrié: « Je suis Corse aussi! At the end of the last century, a della Rebbia, an officer in the service of Naples, being in a gambling den, had a quarrel with soldiers who, among other insults, called him a Corsican goatherd; he put the sword in his hand; but, alone against three, he would have spent his time badly if a stranger, who was playing in the same place, had not exclaimed: "I am Corsican too!" » et n'eût pris sa défense. Cet, étranger était un Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait pas son compatriote. The stranger was a Barricini, who didn't know his compatriot. Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre ce furent de grandes politesses et des serments d'amitié éternelle; car, sur le continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire dans leur île. When it was explained, on both sides it was great politeness and oaths of eternal friendship; for, on the continent, the Corsicans are easily linked; it is quite the opposite in their island. On le vit bien dans cette circonstance: della Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en Italie; mais de retour en Corse, il ne se virent plus que rarement, bien qu'habitant tous les deux le même village, et quand ils moururent, on disait qu'il y avait bien cinq ou six ans qu'ils ne s'étaient parlé. We can clearly see this in this circumstance: della Rebbia and Barricini were close friends as long as they remained in Italy; but when they returned to Corsica, they rarely saw each other anymore, although they both lived in the same village, and when they died, it was said that it had been five or six years since they had spoken to each other . Leurs fils vécurent de même en étiquette, comme on dit dans l'île. Their sons lived likewise in etiquette, as we say on the island. L'un Ghilfuccio, le père d'Orso, fut militaire; l'autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l'un et l'autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre parler l'un de l'autre. Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia dans un journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d'être décoré, dit, devant témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le général *** protégeait sa famille. However, one day, around 1809, Giudice read in a Bastia newspaper that Captain Ghilfuccio had just been decorated, and said, in front of witnesses, that he wasn't surprised, given that the general * protected his family. Ce mot fut rapporté à Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu'à son retour en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu'il tirait plus d'argent de ses causes perdues que de celles qu'il gagnait. This word was brought back to Ghilfuccio in Vienna, who told a compatriot that on his return to Corsica he would find Giudice quite rich, because he made more money from his lost causes than from those he won. On n'a jamais su s'il insinuait par là que l'avocat trahissait ses clients, ou s'il se bornait à émettre cette vérité triviale, qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu'une bonne cause. It has never been known whether he was insinuating by this that the lawyer was betraying his clients, or whether he was limiting himself to the trivial truth that a bad case brings more to a lawyer than a good cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut connaissance de l'épigramme et ne l'oublia pas. En 1812, il demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de le devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour lui recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. In 1812, he was asking to be appointed mayor of his commune and had every hope of becoming mayor, when General * wrote to the Prefect recommending a relative of Ghilfuccio's wife. Le préfet s'empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne douta point qu'il ne dût sa déconvenue aux intrigues de Ghilfuccio. The prefect hastened to comply with the general's wishes, and Barricini had no doubt that he owed his disappointment to Ghilfuccio's intrigues. Après la chute de l'empereur, en 1814, le protégé du général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini. À son tour, ce dernier fut destitué dans les Cent Jours; mais, après cette tempête, il reprit en grande pompe possession du cachet de la mairie et des registres de l'état civil. De ce moment son étoile devint plus brillante que jamais. Le colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré à Pietranera, eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse renouvelées: tantôt il était assigné en réparation de dommages commis par son cheval dans les clôtures de M. le maire; tantôt celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé de l'église, faisait enlever une dalle brisée qui portait les armes des della Rebbia, et qui couvrait le tombeau d'un membre de cette famille. Colonel della Rebbia, who was placed on half-soldier's pay and retired to Pietranera, had to contend with a deafening war of constantly renewed quarrels: sometimes he was summoned to repair damage caused by his horse to the mayor's fences; sometimes the mayor, under the pretext of restoring the church paving, had a broken slab bearing the della Rebbia coat of arms removed, covering the tomb of a member of that family. Si les chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel, les propriétaires de ces animaux trouvaient protection auprès du maire; successivement, l'épicier qui tenait le bureau de poste de Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé, tous les deux clients des della Rebbia, furent destitués et remplacés par des créatures des Barricini. If the goats ate the colonel's seedlings, the owners of these animals found protection with the mayor; successively, the grocer who ran the Pietranera post office, and the country warden, an old maimed soldier, both clients of the della Rebbia family, were dismissed and replaced by creatures of the Barricini family. La femme du colonel mourut exprimant le désir d'être enterrée au milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le maire déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la commune, attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour permettre une sépulture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en attendant cette autorisation, sa femme serait enterrée au lieu qu'elle avait choisi, et il y fit creuser une fosse. The furious colonel declared that, pending this authorization, his wife would be buried in the place she had chosen, and he had a grave dug there. De son côté, le maire en fit faire une dans le cimetière, et manda la gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi. For his part, the mayor had one made in the cemetery, and called in the gendarmerie, to ensure that the law remained in force. Le jour de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence, et l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la possession des restes de madame della Rebbia. On the day of the funeral, the two parties found themselves face to face, and for a moment it was feared that a fight might break out for possession of Madame della Rebbia's remains. Une quarantaine de paysans bien armés, amenés par les parents de la défunte, obligèrent le curé, en sortant de l'église, à prendre le chemin du bois; d'autre part, le maire avec ses deux fils, ses clients et les gendarmes, se présenta pour faire opposition. Some forty well-armed peasants, brought in by the deceased's relatives, forced the priest to leave the church and take the path to the woods; on the other hand, the mayor, with his two sons, his clients and the gendarmes, showed up to oppose. Lorsqu'il parut et somma le convoi de rétrograder, il fut accueilli par des huées et des menaces; l'avantage du nombre était pour ses adversaires, et ils semblaient déterminés. When he appeared and summoned the convoy to retrograde, he was greeted with boos and threats; the advantage of numbers was for his opponents, and they seemed determined. À sa vue plusieurs fusils furent armés; on dit même qu'un berger le coucha en joue; mais le colonel releva le fusil en disant: « Que personne ne tire sans mon ordre! At the sight of him several guns were armed; it is even said that a shepherd took aim at him; but the colonel raised the gun, saying, "Let no one shoot without my order!" » Le maire « craignait les coups naturellement », comme Panurge, et, refusant la bataille, il se retira avec son escorte: alors la procession funèbre se mit en marche, en ayant soin de prendre le plus long, afin de passer devant la mairie. "The mayor "naturally feared the blows", like Panurge, and, refusing the battle, he withdrew with his escort: then the funeral procession set off, taking care to take the longest route, so as to pass in front of the town hall. En défilant, un idiot, qui s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'Empereur! While marching, an idiot who had joined the procession shouted "Long live the Emperor! Deux ou trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant de plus en plus, proposèrent de tuer un bœuf du maire, qui, d'aventure, leur barrait le chemin. Two or three voices answered him, and the rebbianists, becoming more and more animated, proposed to kill one of the mayor's oxen, which, by chance, was blocking their way. Heureusement le colonel empêcha cette violence.

On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé, et que le maire fit au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il peignait les lois divines et humaines foulées aux pieds, - la majesté de lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, - le colonel della Rebbia se mettant à la tête d'un complot buonapartiste pour changer l'ordre de successibilité au trône, et exciter les citoyens à s'armer les uns contre les autres, crimes prévus par les articles 86 et 91 du Code pénal. The mayor drew up a report in his most sublime style, in which he depicted divine and human laws being trampled underfoot, his majesty as mayor and that of the parish priest disregarded and insulted, and Colonel della Rebbia at the head of a Buonapartist plot to change the order of succession to the throne and incite citizens to arm themselves against each other, crimes provided for in articles 86 and 91 of the French Penal Code. L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. The exaggeration of this complaint detracted from its effect. Le colonel écrivit au préfet, au procureur du roi: un parent de sa femme était allié à un des députés de l'île, un autre cousin du président de la cour royale. The colonel wrote to the prefect and the public prosecutor: one of his wife's relatives was related to one of the island's deputies, another a cousin of the president of the royal court. Grâce à ces protections, le complot s'évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, et l'idiot seul fut condamné à quinze jours de prison. Thanks to these protections, the plot fell apart, Madame della Rebbia remained in the woods, and the idiot alone was sentenced to a fortnight in prison. L'avocat Barricini, mal satisfait du résultat de cette affaire, tourna ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre, d'après lequel il entreprit de contester au colonel la propriété d'un certain cours d'eau qui faisait tourner un moulin. He unearthed an old deed, according to which he set out to contest the colonel's ownership of a certain stream that turned a mill. Un procès s'engagea qui dura longtemps. Au bout d'une année, la cour allait rendre son arrêt, et suivant toute apparence en faveur du colonel, lorsque M. Barricini déposa entre les mains du procureur du roi une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le menaçait, lui maire, d'incendie et de mort s'il ne se désistait de ses prétentions. After a year, the court was about to rule in favor of the colonel, when Mr. Barricini deposited a letter signed by a certain Agostini, a notorious bandit, in the hands of the public prosecutor, threatening him, the mayor, with fire and death if he did not withdraw his claims. On sait qu'en Corse la protection des bandits est très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait de son influence: « Si je découvre le faussaire, disait-il en terminant sa lettre, je le punirai exemplairement. Il était clair qu'Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante au maire; les della Rebbia en accusaient les Barricini et vice versa. De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne savait de quel côté trouver les coupables. Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici les faits tels qu'ils furent établis en justice: Le 2 août 18.., le jour tombant déjà, la femme Madeleine Pietri, qui portait du grain à Pietranera, entendit deux coups de feu très rapprochés, tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au village, à environ cent cinquante pas de l'endroit où elle se trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait en se baissant, dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et d'ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes.

La femme Pietri, ayant laissé son fardeau, monta le sentier en courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang, percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui était son fusil chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense contre une personne qui l'attaquait en face au moment où une autre le frappait par derrière. Il râlait et se débattait contre la mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins expliquèrent par la nature de ses blessures qui avaient traversé le poumon. Le sang l'étouffait; il coulait lentement et comme une mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa quelques questions. Elle voyait bien qu'il voulait parler, mais il ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu'il essayait de porter la main à sa poche, elle s'empressa d'on retirer un petit portefeuille qu'elle lui présenta ouvert. Le blessé prit le crayon du portefeuille et chercha à écrire. De fait le témoin le vit former avec peine plusieurs caractères; mais, ne sachant pas lire, elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri, qu'il serra avec force en la regardant d'un air singulier, comme s'il voulait lui dire, ce sont les paroles du témoin: « C'est important, c'est le nom de mon assassin! La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le maire Barricini avec son fils Vincentello. Alors il était presque nuit. Elle conta ce qu'elle avait vu. M. le maire prit le portefeuille, et courut à la mairie ceindre son écharpe et appeler son secrétaire et la gendarmerie. Restée seule avec le jeune Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d'aller porter secours au colonel, dans le cas où il serait encore vivant; mais Vincentello répondit que, s'il approchait d'un homme qui avait été l'ennemi acharné de sa famille, on ne manquerait pas de l'accuser de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva le colonel mort, fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal.

Malgré son trouble, naturel dans cette occasion, M. Barricini s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du colonel, et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais aucune n'amena de découverte importante. Lorsque vint le juge d'instruction, on ouvrit le portefeuille, et sur une page souillée de sang on vit quelques lettres tracées par une main défaillante, bien lisibles pourtant. Il y avait écrit: Agosti..., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba della Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille. Après l'avoir longtemps feuilleté. elle étendit la main vers le maire et écria: « Voilà l'assassin! » Alors. avec une précision et une clarté surprenantes dans le transport de douleur où elle était plongée, elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours auparavant une lettre de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant de le faire, il avait écrit au crayon, sur son portefeuille. l'adresse d'Orso, qui venait de changer de garnison. Or cette adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille, et Colomba concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle était écrite, qui aurait été celui-là même sur lequel son père avait tracé le nom du meurtrier; et à ce nom, le maire, au dire de Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet qu'un feuillet manquait an cahier de papier sur lequel le nom était écrit; mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient également dans les autres cahiers du même portefeuille, et des témoins déclarèrent que le colonel avait l'habitude de déchirer ainsi des pages de son portefeuille lorsqu'il voulait allumer un cigare; rien de plus probable donc qu'il eût brûlé par mégarde l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on constata que le maire, après avoir reçu le portefeuille de la femme Pietri, n'aurait pu lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne s'était pas arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le brigadier de gendarmerie l'y avait accompagné, avait vu allumer une lampe, mettre le portefeuille dans une enveloppe et le cacheter sous ses yeux. Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il avait de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire seul un instant. Le brigadier, après quelque hésitation, visiblement ému par l'exaltation de la jeune fille, avoua qu'il était allé chercher dans une pièce voisine une feuille de grand papier, mais qu'il n'était pas resté une minute, et que le maire lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait à tâtons ce papier dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour le portefeuille sanglant était à la même place, sur la table où le maire l'avait jeté en entrant. M. Barricini déposa avec le plus grand calme. Il excusait, disait-il, l'emportement de mademoiselle della Rebbia, et voulait bien condescendre à se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la soirée au village; que son fils Vincentello était avec lui devant la mairie au moment du crime; enfin que son fils Orlanduccio, pris de la fièvre ce jour-là même, n'avait pas bougé de son lit. Il produisit tous les fusils de sa maison, dont aucun n'avait fait feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard du portefeuille il en avait tout de suite compris l'importance; qu'il l'avait mis sous le scellé et l'avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pourrait être soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de mort celui qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce misérable, ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait assassiné. Dans les mœurs des bandits, une pareille vengeance pour un motif analogue n'est pas sans exemple. Cinq jours après la mort du colonel della Rebbia, Agostini, surpris par un détachement de voltigeurs, fut tué, se battant en désespéré. On trouva sur lui une lettre de Colomba qui l'adjurait de déclarer s'il était ou non coupable du meurtre qu'on lui imputait. Le bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut assez généralement qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une fille qu'il avait tué son père. Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le colonel, il s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration dans laquelle il attestait sur l'honneur l'innocence de son camarade; mais la seule preuve qu'il alléguait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais dit qu'il soupçonnât le colonel. Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge d'instruction combla le maire d'éloges et celui-ci couronna sa belle conduite en se désistant de toutes ses prétentions sur le ruisseau pour lequel il était en procès avec le colonel della Rebbia. Conclusion, the Barricini were not worried; the examining magistrate showered the mayor with praise and the latter crowned his fine conduct by renouncing all his pretensions to the stream for which he was on trial with Colonel della Rebbia. Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa formellement de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance de son frère. C'était cette ballata, devenue très populaire, que le matelot chantait devant miss Lydia. En apprenant la mort de son père, Orso, alors dans le nord de la France, demanda un congé, mais ne put l'obtenir. D'abord, sur une lettre de sa sœur, il avait cru les Barricini coupables, mais bientôt il reçut copie de toutes les pièces de l'instruction, et une lettre particulière du juge lui donna à peu près la conviction que le bandit Agostini était le seul coupable. At first, on a letter from his sister, he had believed the Barricinis guilty, but soon he received a copy of all the documents of the instruction, and a particular letter from the judge gave him almost the conviction that the bandit Agostini was the only culprit. Une fois tous les trois mois Colomba lui écrivait pour lui répéter ses soupçons, qu'elle appelait des preuves. Once every three months Colomba wrote to her to repeat her suspicions, which she called proofs. Malgré lui, ces accusations faisaient bouillonner son sang corse, et parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés de sa sœur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui répétait que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et ne méritaient aucune créance. However, each time he wrote to her, he repeated to her that her allegations had no solid foundation and deserved no credence. Il lui défendait même, mais toujours en vain, de lui en parler davantage. He even forbade her, but still in vain, to tell him more about it. Deux années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il fut mis en demi-solde, et alors il pensa à revoir son pays, non point pour se venger sur des gens qu'il croyait innocents, mais pour marier sa sœur et vendre ses petites propriétés, si elles avaient assez de valeur pour lui permettre de vivre sur le continent. Two years passed in this way, at the end of which he was placed on half pay, and then he thought of returning to his country, not to avenge himself on people he believed to be innocent, but to marry off his sister and sell his small properties, if they were valuable enough to enable him to live on the mainland.