07. PLATON. La République. Livre Septième. Partie 7/11.
Il conviendrait donc de faire une loi et de persuader en même temps à ceux qui sont destinés à remplir les premiers rangs dans l'État, de se livrer à la science du calcul, non pas pour en faire une étude superficielle, mais pour s'élever, par le moyen de la pure intelligence, à la contemplation de l'essence des nombres ; non pas pour la faire servir, comme les marchands [20] et les négociants, aux ventes et aux achats, mais pour en faire des applications à la guerre et faciliter à l'âme les moyens de s'élever de l'ordre des choses qui passent vers la vérité et l'être.
À merveille.
J'aperçois maintenant combien cette science du calcul est belle en soi ; et en combien de manières elle est utile à notre projet, pourvu qu'on l'étudie pour connaître et non pas pour faire un négoce.
Comment donc l'envisages-tu ?
Comme je te l'ai montrée, c'est-à-dire donnant à l'âme un puissant élan vers la région supérieure, et l'obligeant à raisonner sur les nombres tels qu'ils sont en eux-mêmes, sans jamais souffrir que ses calculs roulent sur des nombres visibles et palpables [21]. Tu sais en effet que les habiles arithméticiens, lorsqu'on veut diviser l'unité proprement dite, se moquent des gens et n'y veulent pas entendre : si tu la divises, ils la multiplient d'autant, de peur que l'unité ne paraisse point ce qu'elle est, c'est-à-dire une, mais un assemblage de parties [22].
Tu as raison.
Et si on leur demandait : « Admirables calculateurs, de quels nombres parlez-vous ? Où sont ces unités telles que vous les supposez, parfaitement égales entre elles, sans qu'il y ait la moindre différence, et qui ne sont point composées de parties ? » Mon cher Glaucon, que crois-tu qu'ils répondissent ?
Ils répondront, je crois, qu'ils parlent de ces nombres qui ne tombent pas sous les sens, et qu'on ne peut saisir autrement que par la pensée.
Ainsi tu vois, mon cher ami, que nous ne pouvons absolument nous passer de cette science, puisqu'il est évident qu'elle oblige l'âme à se servir de la pure intelligence pour connaître la vérité.
Oui, c'est bien là son caractère.
As-tu observé aussi que ceux qui sont nés calculateurs s'appliquent avec succès à presque toutes les sciences, et que même les esprits pesants, lorsqu'ils ont été exercés et rompus au calcul, quand même ils n'en retireraient aucun autre avantage, y gagnent au moins d'acquérir plus de facilité à apprendre qu'ils n'en avaient auparavant ?
Cela est incontestable.
Au reste, il te serait impossible de trouver beaucoup de sciences qui coûtent plus à apprendre et à pratiquer que celle-là.
Je le crois.
Par toutes ces raisons, nous ne devons pas la négliger, mais il faut y appliquer de bonne heure les esprits les plus heureusement doués.
J'y consens.
Voilà donc une science que nous adoptons ; voyons si celle-ci qui tient à la première nous convient ou non.
Quelle est-elle ? Ne serait-ce point la géométrie ?
Elle-même.
Il est évident qu'elle nous convient, du moins en tant qu'elle a rapport aux opérations de la guerre. Le même général, s'il est géomètre, s'entendra bien autrement à asseoir un camp, à prendre des places fortes, à resserrer ou à étendre une armée et à lui faire exécuter toutes les évolutions qui sont d'usage dans une action ou dans une marche.
Mais, en vérité, pour tout cela il n'est pas besoin de beaucoup de géométrie et de calcul. Il faut voir si le fort de cette science et ses parties les plus élevées tendent à notre grand but, je veux dire à rendre plus facile à l'esprit la contemplation de l'idée du bien. Car c'est là, disons-nous, que vont aboutir toutes les sciences qui obligent l'âme à se tourner vers le lieu où est cet être, le plus heureux de tous les êtres, que l'âme doit contempler de toute manière.
Fort bien.
Si donc la géométrie porte l'âme à contempler l'essence des choses, elle nous convient ; si elle s'arrête à leurs accidents, elle ne nous convient pas [23].
Soit.
Or, la moindre teinture de géométrie ne permet pas de contester que cette science n'a absolument aucun rapport avec le langage qu'emploient ceux qui en font leur occupation.
Comment ?
Leur langage est plaisant vraiment, quoique nécessaire. Ils parlent de quarrer, de prolonger, d'ajouter, et emploient d'autres expressions semblables, comme s'ils opéraient réellement et que toutes leurs démonstrations tendissent à la pratique. Mais cette science n'a, tout entière, d'autre objet que la connaissance.
Il est vrai.
Alors conviens encore de ceci.
De quoi ?
Qu'elle a pour objet la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt.
Je n'ai pas de peine à en convenir : la géométrie est en effet la connaissance de ce qui est toujours [24].
Par conséquent, mon cher, elle attire l'âme vers la vérité ; elle forme en elle cet esprit philosophique qui élève nos regards vers les choses d'en haut au lieu de les abaisser, comme on le fait, sur les choses d'ici-bas.
C'est à quoi rien n'est plus propre que la géométrie.
Ne prescrivons donc rien avec plus d'empressement aux citoyens de notre belle république, que de ne point négliger l'étude de la géométrie : d'autant plus qu'elle a encore d'autres avantages qui ne sont pas à mépriser.
Quels sont-ils ?
D'abord, ceux dont tu as parlé, et qui regardent la guerre. En outre, elle dispose plus heureusement l'esprit à l'étude des autres sciences ; aussi nous voyons qu'il y a à cet égard une différence du tout au tout entre celui qui est versé dans la géométrie et celui qui ne l'est pas.
En effet, la différence est très grande.
Voilà donc la seconde science que nous prescrirons à nos jeunes gens.
C'est décidé.
Eh bien, l'astronomie sera-t-elle la troisième science ? Que t'en semble ?
C'est mon avis ; car, selon moi, une connaissance exacte des saisons, des mois, des années n'est pas moins nécessaire au guerrier qu'au laboureur et au pilote.
Vraiment, c'est bonté pure de ta part. Tu as l'air d'avoir peur que le vulgaire ne te reproche de prescrire l'étude de sciences inutiles. Le plus solide avantage de ces sciences, mais un avantage dont il n'est point du tout facile de faire sentir le prix, c'est qu'elles purifient et raniment un organe de l'âme aveuglé et comme éteint par les autres occupations de la vie ; organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c'est par celui-là seul qu'on aperçoit la vérité. Quand tu diras cela, ceux qui pensent de la même manière ne peuvent manquer d'applaudir à tes paroles ; mais ceux qui n'y ont jamais réfléchi, trouveront que cela ne signifie rien ; car ils ne voient dans ces sciences, après l'avantage dont tu as parlé d'abord, aucun autre qui vaille la peine d'être compté. Vois donc, entre ces deux classes d'auditeurs, à qui tu t'adresses. Ou bien n'est-ce principalement ni pour les uns ni pour les autres, mais pour toi-même que tu raisonnes, sans trouver mauvais toutefois que d'autres puissent en faire leur profit ?
Oui, c'est ainsi, Socrate, c'est pour moi que j'aime à converser, à interroger et à répondre.