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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 17b. La madeleine de Proust. Partie 1/2.

17b. La madeleine de Proust. Partie 1/2.

[…]

Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j'avais ma mère auprès de moi. Je savais qu'une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j'eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l'accomplissement qu'on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j'aurais le temps d'aviser, bien que ce temps−là ne pût m'apporter aucun pouvoir de plus, puisqu'il s'agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l'intervalle qui les séparait encore de moi.

C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j'aurais pu répondre à qui m'eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d'autres heures. Mais comme ce que je m'en serais rappelé m'eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence, et comme les renseignements qu'elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n'aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.

Mort à jamais ? C'était possible.

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d'attendre longtemps les faveurs du premier. Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés petites madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint−Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait−elle ? Que signifiait −elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui−même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.

17b. La madeleine de Proust. Partie 1/2. 17b. Die Madeleine von Proust. Teil 1/2. 17b. Proust's madeleine. Part 1/2. 17b. La madeleine de Proust. Parte 1/2. 17b. De madeleine van Proust. Deel 1/2. 17b. A madeleine de Proust. Parte 1/2. 17b. Prousts madeleine. Del 1/2. 17b. Proust'un Madeleine'i. Bölüm 1/2. 17b.普鲁斯特的玛德琳。第 1/2 部分。

[…]

Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. My remorse had subsided, I let myself go to the sweetness of that night when I had my mother with me. Je savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. I knew that such a night could never be repeated; that the greatest desire I had in the world, to keep my mother in my room during these sad nocturnal hours, was too much in opposition to the necessities of life and the wishes of all, for the accomplishment that we had granted this evening could be anything other than factitious and exceptional. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Tomorrow my anxieties would start again and Mom wouldn't stay here. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps−là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, puisqu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi. But when my anxieties were calmed, I no longer understood them; then tomorrow evening was still distant; I said to myself that I would have time to consider, although that time could not bring me any more power, since it was a question of things which did not depend on my will and which only I made appear to me. more avoidable the interval which still separated them from me.

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. This is how, for a long time, when, waking up at night, I remembered Combray, I never saw anything but this kind of luminous patch, cut out in the middle of indistinct darkness, like those that the conflagration of a bengal light or some electric projection illuminates and cuts through a building whose other parts remain immersed in the night: at the fairly wide base, the small living room, the dining room, the start of the dark alley through which would arrive M. Swann, the unconscious author of my sadness, the vestibule where I was heading towards the first step of the staircase, so cruel to climb, which constituted in itself the very narrow trunk of this irregular pyramid; and, at the top, my bedroom with the little hallway with the glass door for Mama's entrance; in a word, always seen at the same time, isolated from everything that could be around, standing out alone against the darkness, the strictly necessary decor (like the one we see indicated at the top of the old rooms for the performances in the provinces) to the drama of my undressing; as if Combray had only consisted of two stories connected by a narrow staircase and as if it had never been there before but seven o'clock in the evening. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.

Mort à jamais ? C’était possible.

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier. Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. |||||||||||||||||||||||||||suspect| Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés petites madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint−Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait−elle ? Que signifiait −elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui−même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.