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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), Sur les menteurs

Sur les menteurs

1. Il n'est pas un homme à qui il convient moins que moi de vouloir parler de la mémoire : je n'en trouve quasi pas trace en moi, et je ne pense pas qu'il y en ait une autre au monde qui soit aussi étonnamment défaillante. Toutes mes autres facultés sont médiocres et banales, mais pour celle-là, je pense être exceptionnel et très rare, et digne en cela de me faire un nom et une réputation…

2. Outre l'inconvénient naturel que cela me cause – car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer grande et puissante déesse – si en mon pays on veut dire qu'un homme n'a point de sens, les gens disent qu'il n'a point de mémoire. Et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et refusent de me croire, comme si je m'accusais d'être un insensé : ils ne voient pas de différence entre mémoire et intelligence. 3. C'est bien aggraver mon cas et me faire du tort, car à l'expérience, on voit plutôt, au contraire, que les mémoires excellentes se trouvent généralement chez les simples d'esprit. Et par dessus le marché, alors que je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l'amitié, ce sont les mêmes mots dont on se sert pour accuser mon mal et désigner l'ingratitude ! On s'en prend à mon affection, et de là à ma « mémoire » ; d'un défaut de ma constitution, on fait un défaut de ma conscience… Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; il ne s'est pas souvenu de dire, ou de faire, ou de taire cela pour moi. 4. Certes, je peux facilement oublier ; mais pas négliger ce dont un ami m'a chargé. Qu'on se contente de mon handicap, sans en faire une sorte de méchanceté ! et une méchanceté si éloignée de mon tempérament… Je me console pourtant un peu, en me disant que c'est un mal dont j'ai surtout tiré le moyen d'en corriger un pire, et qui se serait facilement développé chez moi : à savoir, l'ambition. Car mon handicap est rédhibitoire pour qui veut se mêler de relations publiques.

5. Et comme le montrent plusieurs exemples du même type où la nature a fait son œuvre, à mesure que cette faculté s'est affaiblie, elle en a fortifié d'autres : je laisserais facilement reposer et s'alanguir mon esprit, comme font les autres, sans chercher à l'exercer, si les idées nouvelles et les opinions des autres m'étaient fournies par la mémoire. Et mon discours en est plus mesuré, car le magasin de la mémoire est généralement bien mieux fourni que ne l'est celui de l'invention. Si la mémoire m'eût secouru, j'eusse assommé tous mes amis de mon bavardage, car bien des sujets, éveillant en moi cette faculté que j'ai de les manier et de les employer, eussent suscité et activé mes discours. 6. C'est pitoyable. J'en vois la preuve chez certains de mes meilleurs amis : comme leur mémoire leur fournit les choses en entier et comme présentes, ils font commencer leur narration de si loin en arrière, et la chargent de tant de circonstances inutiles, que si l'histoire était bonne, elle s'en trouve comme étouffée, et que si elle ne l'était pas, vous maudissez bientôt, ou la qualité de leur mémoire, ou la médiocrité de leur jugement. 7. C'est une chose difficile que de terminer un exposé, et de l'interrompre quand on est lancé. Il n'est rien où l'on reconnaisse mieux la qualité d'un cheval qu'en le faisant s'arrêter net. Même parmi ceux qui savent parler avec à propos, j'en vois qui voudraient terminer leur course, mais ne le peuvent pas. Pendant qu'ils cherchent l'endroit où s'arrêter, ils débitent des balivernes en traînant la patte comme s'ils défaillaient de faiblesse. Les vieillards, surtout, sont dangereux : ils se souviennent des choses passées, mais oublient ce qu'ils ont déjà dit. J'ai vu des récits bien plaisants devenir très ennuyeux dans la bouche d'un grand personnage, chacun ayant déjà entendu cela cent fois ! 8. Autre avantage de mon défaut de mémoire : j'oublie facilement les offenses reçues. Comme le disait un auteur ancien : il me faudrait un aide-mémoire, comme avait Darius qui, pour ne point oublier l'offense qu'il avait subie de la part des Athéniens, avait ordonné qu'un page vînt, à chaque fois qu'il se mettait à table, lui glisser dans l'oreille : « Sire, souvenez-vous des Athéniens ! » Et pour moi, les lieux et les livres que je revois m'apparaissent toujours sous les plaisantes couleurs de la nouveauté. 9. Ce n'est pas sans raison qu'on dit que celui qui n'a pas une bonne mémoire ne doit pas s'aviser de mentir. Je sais bien que les grammairiens[41] font une différence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu'un mensonge est une chose fausse, mais qu'on a pris pour vraie, et que la définition du mot « mentir » en Latin, d'où vient notre Français, signifie « aller contre sa conscience » ; que par conséquent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu'ils savent être faux, et qui sont bien ceux dont je parle. Or ceux-là, ou bien inventent de toutes pièces, ou bien déguisent et modifient quelque chose qui était vrai à la base.

10. Quand ils déguisent et modifient, si on les amène à refaire souvent le même récit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu'ils racontent s'étant inscrit en premier dans la mémoire et s'y étant incrusté, par la voie de la connaissance et du savoir, il se présente forcément à l'imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut évidemment y être aussi fermement installée. Et les circonstances de la version originelle, revenant à tout coup à l'esprit, font perdre le souvenir de ce qui n'est que pièces rapportées, fausses, ou détournées. 11. Quand ils inventent tout, comme il n'y a nulle trace contraire qui puisse venir s'inscrire en faux, ils semblent craindre d'autant moins de se contredire. Mais ce qu'ils inventent, parce que c'est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n'est pas très sûre. J'en ai fait souvent l'expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui prétendent ne donner à leurs discours que la forme nécessaire aux affaires qu'ils négocient, et qui plaise aux puissants à qui ils parlent. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience étant sujettes à bien des changements, il faut que ce qu'ils disent change aussi à chaque fois. 12. D'où il découle que d'une même chose ils disent tantôt blanc, tantôt noir ; à telle personne d'une façon, et à telle autre d'une autre. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu'ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence ? Sans parler du fait qu'ils se coupent si souvent eux-mêmes ; car qui aurait assez de mémoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont brodées autour d'un même sujet ? J'en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la réputation de cette belle habileté, et qui ne voyaient pas que si la réputation y est, l'efficacité y fait défaut. 13. En vérité, mentir est un vice abominable, car nous ne sommes des hommes et nous ne sommes liés les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions toute l'horreur et le poids, nous le poursuivrions pour le châtier par le feu, plus justement encore que d'autres crimes. Je trouve qu'on perd son temps bien souvent à châtier des erreurs innocentes chez les enfants, très mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actes inconsidérés, qui ne laissent pas de traces et n'ont pas de suite. Mais mentir, et un peu au-dessous, l'obstination, me semblent être ce dont il faudrait absolument combattre l'apparition et les progrès : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. Et quand on a laissé prendre ce mauvais pli à la langue, c'est étonnant de voir combien il est difficile de s'en défaire. C'est pour cette raison que nous voyons des hommes honnêtes par ailleurs y être sujets et asservis. J'ai un tailleur qui est un bon garçon, mais à qui je n'ai jamais entendu dire une seule vérité, même quand cela pourrait lui être utile ! 14. Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un visage, la situation serait meilleure, car il nous suffirait de prendre pour certain l'opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille formes et un champ d'action sans limites. Pour les Pythagoriciens le bien est certain et défini, le mal infini et indéterminé. Mille traits ratent la cible, un seul l'atteint. Certes je ne prétends pas que je puisse m'empêcher, pour échapper à un danger évident et extrême, de proférer un gros et solennel mensonge… Un ancien Père[42] a dit que nous sommes mieux en la compagnie d'un chien connu, qu'en celle d'un homme dont le langage nous est inconnu. « En sorte que, pour l'homme, un étranger n'est pas un homme » [Pline l'Ancien, Histoire naturelle , VII, 1] Et combien le langage trompeur est moins sociable que le silence !

15. Le Roi François Ier se vantait d'avoir enfermé dans ses contradictions Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, Duc de Milan, homme très réputé dans l'art de la conversation. Ce dernier avait été envoyé pour excuser son maître auprès de Sa Majesté, à propos d'un fait de grande importance, qui était celui-ci : le Roi, pour maintenir malgré tout quelques connivences en Italie d'où il venait d'être chassé, et particulièrement dans le Duché de Milan, avait imaginé de mettre auprès du Duc un gentilhomme de son parti, qui serait son ambassadeur officieux, mais avec l'apparence d'être là à titre privé, faisant semblant d'y être pour ses affaires personnelles. Car le Duc, qui dépendait beaucoup plus de l'Empereur, étant en train de négocier un mariage avec la nièce de ce dernier – fille du Roi de Danemark, et maintenant Douairière de Lorraine – ne pouvait laisser voir sans danger pour lui qu'il avait quelques relations et conversations avec nous. À cette fin, donc, se trouva convenir un gentilhomme milanais, écuyer d'écurie chez le Roi, et nommé Merveille. 16. Celui-ci, dépêché avec des lettres de créance secrètes, et des instructions comme ambassadeur, mais aussi avec d'autres lettres de recommandation envers le Duc à propos de ses affaires particulières, pour le déguisement et l'apparence, demeura si longtemps auprès du Duc que l'Empereur en conçut quelque soupçon, et qu'il provoqua ce qui suit d'après ce que je sais : sous le prétexte de quelque meurtre, voilà le Duc qui fait trancher la tête de notre homme en pleine nuit, et le procès bâclé en deux jours. 17. Messire Francisque arriva bientôt, muni d'une longue version falsifiée de cette histoire, car le Roi s'était adressé, pour en demander raison, à tous les Princes de la Chrétienté et au Duc lui-même. Il fut entendu à l'audience du matin, et pour soutenir sa cause, avait établi et présenta plusieurs belles versions de l'événement. 18. Il prétendait que son maître n'avait jamais pris le pauvre homme que pour un gentilhomme privé, et un de ses sujets, venu à Milan pour ses affaires, et qui n'avait jamais vécu là sous une autre identité, niant avoir su qu'il appartenait à la maison du Roi, et prétendant même qu'il ne le connaissait pas, et que donc il n'avait pu le prendre pour un ambassadeur. Alors le Roi, à son tour, le pressant de questions et d'objections, et l'attaquant de toutes parts, l'accula pour finir sur la question de l'exécution faite de nuit, comme à la dérobée. À quoi le pauvre homme, embarrassé, répondit, pour faire celui qui est au courant des usages, que pour le respect de Sa Majesté, le Duc eût été bien contrarié que cette exécution se fasse en plein jour !…

On peut penser comment il lui fut répondu, s'étant si lourdement trahi, et devant un nez aussi plein de flair que celui du Roi François [Ier]… 19. Le Pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d'Angleterre, pour le remonter contre le roi français. [43] L'ambassadeur ayant été interrogé sur sa charge, et le Roi d'Angleterre s'étant arrêté dans sa réponse aux difficultés qu'il rencontrait dans les préparatifs nécessaires pour combattre un roi si puissant, tout en évoquant quelques raisons à cela, l'ambassadeur répliqua mal à propos qu'il les avait lui aussi envisagées de son côté, et les avait bien expliquées au Pape. De ces paroles, si éloignées de ce qu'il venait de proposer, en le poussant à la guerre sans délai, le roi d'Angleterre en tira le premier indice de ce qu'il découvrit effectivement par la suite, à savoir que cet ambassadeur penchait personnellement du côté de la France. Il en avertit son maître : ses biens furent confisqués, et il s'en fallut de peu qu'il n'en perdît aussi la vie.

Sur les menteurs On liars Sobre los mentirosos Sobre os mentirosos Yalancılar üzerine

1. Il n'est pas un homme à qui il convient moins que moi de vouloir parler de la mémoire : je n'en trouve quasi pas trace en moi, et je ne pense pas qu'il y en ait une autre au monde qui soit aussi étonnamment défaillante. There's no one more appropriate than me to talk about memory: I find almost no trace of it in myself, and I don't think there's another one in the world so astonishingly defective. Toutes mes autres facultés sont médiocres et banales, mais pour celle-là, je pense être exceptionnel et très rare, et digne en cela de me faire un nom et une réputation…

2. Outre l'inconvénient naturel que cela me cause – car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer grande et puissante déesse – si en mon pays on veut dire qu'un homme n'a point de sens, les gens disent qu'il n'a point de mémoire. Apart from the natural inconvenience this causes me - for certainly, given her necessity, Plato is right to call her a great and powerful goddess - if in my country one wants to say that a man has no sense, people say he has no memory. Et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et refusent de me croire, comme si je m'accusais d'être un insensé : ils ne voient pas de différence entre mémoire et intelligence. Y cuando me quejo del defecto de los míos, me reprenden y se niegan a creerme, como si me acusara a mí mismo de ser tonto: no ven diferencia entre memoria e inteligencia. 3. C'est bien aggraver mon cas et me faire du tort, car à l'expérience, on voit plutôt, au contraire, que les mémoires excellentes se trouvent généralement chez les simples d'esprit. This is to make my case worse and to do me a disservice, because experience shows that excellent memories are generally found in simple-minded people. Et par dessus le marché, alors que je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l'amitié, ce sont les mêmes mots dont on se sert pour accuser mon mal et désigner l'ingratitude ! And on top of that, when I know nothing better than to practice friendship, these are the same words used to accuse my evil and designate ingratitude! On s'en prend à mon affection, et de là à ma « mémoire » ; d'un défaut de ma constitution, on fait un défaut de ma conscience… Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; il ne s'est pas souvenu de dire, ou de faire, ou de taire cela pour moi. They attack my affection, and from there my "memory"; from a defect in my constitution, they make a defect in my conscience... He has forgotten, they say, this prayer or this promise; he doesn't remember his friends; he didn't remember to say, or do, or keep this quiet for me. 4. Certes, je peux facilement oublier ; mais pas négliger ce dont un ami m'a chargé. Of course, I can easily forget, but I can't neglect what a friend has entrusted to me. Qu'on se contente de mon handicap, sans en faire une sorte de méchanceté ! Let's be content with my handicap, without turning it into some kind of malice! et une méchanceté si éloignée de mon tempérament… Je me console pourtant un peu, en me disant que c'est un mal dont j'ai surtout tiré le moyen d'en corriger un pire, et qui se serait facilement développé chez moi : à savoir, l'ambition. and a meanness so far removed from my temperament... I console myself a little, however, by telling myself that this is an evil from which I have mainly derived the means to correct a worse one, and one that would have easily developed in me: namely, ambition. Car mon handicap est rédhibitoire pour qui veut se mêler de relations publiques. Because my handicap is an obstacle for anyone who wants to get involved in public relations.

5. Et comme le montrent plusieurs exemples du même type où la nature a fait son œuvre, à mesure que cette faculté s'est affaiblie, elle en a fortifié d'autres : je laisserais facilement reposer et s'alanguir mon esprit, comme font les autres, sans chercher à l'exercer, si les idées nouvelles et les opinions des autres m'étaient fournies par la mémoire. And as shown by several examples of the same type where nature has done its work, as this faculty has weakened, it has strengthened others: I would easily let my mind rest and become languid, as others do, without seeking to exercise it, if new ideas and the opinions of others were supplied to me by memory. Et mon discours en est plus mesuré, car le magasin de la mémoire est généralement bien mieux fourni que ne l'est celui de l'invention. And my speech is more measured, because the storehouse of memory is generally much better stocked than that of invention. Si la mémoire m'eût secouru, j'eusse assommé tous mes amis de mon bavardage, car bien des sujets, éveillant en moi cette faculté que j'ai de les manier et de les employer, eussent suscité et activé mes discours. If memory had helped me, I would have stunned all my friends with my chatter, for many subjects, awakening in me this faculty I have of handling and employing them, would have aroused and activated my speeches. 6. C'est pitoyable. J'en vois la preuve chez certains de mes meilleurs amis : comme leur mémoire leur fournit les choses en entier et comme présentes, ils font commencer leur narration de si loin en arrière, et la chargent de tant de circonstances inutiles, que si l'histoire était bonne, elle s'en trouve comme étouffée, et que si elle ne l'était pas, vous maudissez bientôt, ou la qualité de leur mémoire, ou la médiocrité de leur jugement. I see proof of this in some of my best friends: as their memory supplies them with things in full and as present, they start their narrative from so far back, and load it with so many unnecessary circumstances, that if the story were good, it is as if choked, and if it were not, you soon curse, either the quality of their memory, or the mediocrity of their judgment. 7. C'est une chose difficile que de terminer un exposé, et de l'interrompre quand on est lancé. It's a difficult thing to finish a presentation, and to interrupt it once you've started. Il n'est rien où l'on reconnaisse mieux la qualité d'un cheval qu'en le faisant s'arrêter net. There's no better way to recognize the quality of a horse than to make it stop dead in its tracks. Même parmi ceux qui savent parler avec à propos, j'en vois qui voudraient terminer leur course, mais ne le peuvent pas. Even among those who know how to speak to the point, I see some who would like to finish their race, but cannot. Pendant qu'ils cherchent l'endroit où s'arrêter, ils débitent des balivernes en traînant la patte comme s'ils défaillaient de faiblesse. While they're looking for a place to stop, they spout nonsense, dragging their feet as if they're fainting from weakness. Mientras buscan un lugar donde detenerse, van soltando tonterías, arrastrando los pies como si se desmayaran de debilidad. Les vieillards, surtout, sont dangereux : ils se souviennent des choses passées, mais oublient ce qu'ils ont déjà dit. J'ai vu des récits bien plaisants devenir très ennuyeux dans la bouche d'un grand personnage, chacun ayant déjà entendu cela cent fois ! I've seen some very pleasant stories become very boring in the mouth of a great character, everyone having heard it a hundred times before! 8. Autre avantage de mon défaut de mémoire : j'oublie facilement les offenses reçues. Comme le disait un auteur ancien : il me faudrait un aide-mémoire, comme avait Darius qui, pour ne point oublier l'offense qu'il avait subie de la part des Athéniens, avait ordonné qu'un page vînt, à chaque fois qu'il se mettait à table, lui glisser dans l'oreille : « Sire, souvenez-vous des Athéniens ! As one ancient author put it: I need a reminder, like Darius, who, so as not to forget the offence he had suffered at the hands of the Athenians, ordered a page to come and whisper in his ear: "Sire, remember the Athenians! » Et pour moi, les lieux et les livres que je revois m'apparaissent toujours sous les plaisantes couleurs de la nouveauté. "And for me, the places and books I revisit always appear to me in the pleasant colors of novelty. 9. Ce n'est pas sans raison qu'on dit que celui qui n'a pas une bonne mémoire ne doit pas s'aviser de mentir. It's not without reason that it's said that anyone who doesn't have a good memory shouldn't try to lie. Je sais bien que les grammairiens[41] font une différence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu'un mensonge est une chose fausse, mais qu'on a pris pour vraie, et que la définition du mot « mentir » en Latin, d'où vient notre Français, signifie « aller contre sa conscience » ; que par conséquent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu'ils savent être faux, et qui sont bien ceux dont je parle. I'm well aware that grammarians[41] make a distinction between "lie" and "mentir": they say that a lie is something that is false, but which has been taken for true, and that the definition of the word "mentir" in Latin, where our French comes from, means "to go against one's conscience"; that therefore, it only concerns those who say what they know to be false, and who are indeed the ones I'm talking about. Or ceux-là, ou bien inventent de toutes pièces, ou bien déguisent et modifient quelque chose qui était vrai à la base. Those who do, either invent from scratch, or disguise and modify something that was originally true.

10. Quand ils déguisent et modifient, si on les amène à refaire souvent le même récit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu'ils racontent s'étant inscrit en premier dans la mémoire et s'y étant incrusté, par la voie de la connaissance et du savoir, il se présente forcément à l'imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut évidemment y être aussi fermement installée. When they disguise and modify, if they are led to tell the same story over and over again, it's hard for them not to betray themselves, because what they're recounting, having first been inscribed in memory and embedded there, by the path of knowledge and knowing, necessarily presents itself to the imagination, and drives out the false version, which obviously can't be so firmly installed there. Et les circonstances de la version originelle, revenant à tout coup à l'esprit, font perdre le souvenir de ce qui n'est que pièces rapportées, fausses, ou détournées. And the circumstances of the original version, which come back to mind every time, cause us to lose sight of what are merely false or misleading patches. 11. Quand ils inventent tout, comme il n'y a nulle trace contraire qui puisse venir s'inscrire en faux, ils semblent craindre d'autant moins de se contredire. When they invent everything, since there is no trace to the contrary, they seem all the less afraid of contradicting themselves. Mais ce qu'ils inventent, parce que c'est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n'est pas très sûre. But what they invent, because it's a thing without consistency, and over which we have little control, willingly escapes memory, if it's not very sure. J'en ai fait souvent l'expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui prétendent ne donner à leurs discours que la forme nécessaire aux affaires qu'ils négocient, et qui plaise aux puissants à qui ils parlent. I have often experienced this, and pleasantly so, at the expense of those who pretend to give their speeches only the form necessary for the business they are negotiating, and which pleases the powerful people to whom they are speaking. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience étant sujettes à bien des changements, il faut que ce qu'ils disent change aussi à chaque fois. Because the circumstances to which they wish to subordinate their commitment and conscience are subject to change, what they say must also change each time. 12. D'où il découle que d'une même chose ils disent tantôt blanc, tantôt noir ; à telle personne d'une façon, et à telle autre d'une autre. Hence it follows that of the same thing they say sometimes white, sometimes black; to one person in one way, and to another in another. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu'ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence ? And if, by chance, these people tell each other what they've learned in such contradictory ways, what happens to the good looks? Sans parler du fait qu'ils se coupent si souvent eux-mêmes ; car qui aurait assez de mémoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont brodées autour d'un même sujet ? Not to mention the fact that they so often cut themselves; for who would have enough memory to remember so many different shapes they've embroidered around the same subject? J'en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la réputation de cette belle habileté, et qui ne voyaient pas que si la réputation y est, l'efficacité y fait défaut. I've known many, in my time, who envied the reputation of this fine skill, and failed to see that while the reputation is there, the effectiveness is lacking. 13. En vérité, mentir est un vice abominable, car nous ne sommes des hommes et nous ne sommes liés les uns aux autres que par la parole. In truth, lying is an abominable vice, for we are men and are bound to one another only by the spoken word. Si nous en connaissions toute l'horreur et le poids, nous le poursuivrions pour le châtier par le feu, plus justement encore que d'autres crimes. If we knew its full horror and weight, we'd go after it and punish it with fire, even more justly than other crimes. Je trouve qu'on perd son temps bien souvent à châtier des erreurs innocentes chez les enfants, très mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actes inconsidérés, qui ne laissent pas de traces et n'ont pas de suite. I find that time is often wasted chastising children for innocent, ill-advised mistakes, and tormenting them for thoughtless acts that leave no trace and no follow-up. Mais mentir, et un peu au-dessous, l'obstination, me semblent être ce dont il faudrait absolument combattre l'apparition et les progrès : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. But lying, and a little below that, stubbornness, seem to me to be the very things whose appearance and progress should be absolutely combated: they are vices in children that grow with them. Et quand on a laissé prendre ce mauvais pli à la langue, c'est étonnant de voir combien il est difficile de s'en défaire. Y una vez que has dejado que ese mal hábito se cuele en tu lenguaje, es increíble lo difícil que resulta deshacerse de él. C'est pour cette raison que nous voyons des hommes honnêtes par ailleurs y être sujets et asservis. That's why we see otherwise honest men subjected and enslaved to it. J'ai un tailleur qui est un bon garçon, mais à qui je n'ai jamais entendu dire une seule vérité, même quand cela pourrait lui être utile ! I have a tailor who's a good boy, but I've never heard him tell a single truth, even when it might be useful to him! 14. Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un visage, la situation serait meilleure, car il nous suffirait de prendre pour certain l'opposé de ce que dirait le menteur. If, like truth, lies had only one face, the situation would be better, because we'd just have to take for granted the opposite of what the liar would say. Mais le revers de la vérité a cent mille formes et un champ d'action sans limites. But the other side of the truth has a hundred thousand forms and a limitless field of action. Pour les Pythagoriciens le bien est certain et défini, le mal infini et indéterminé. Mille traits ratent la cible, un seul l'atteint. A thousand shots miss the target, only one hits it. Certes je ne prétends pas que je puisse m'empêcher, pour échapper à un danger évident et extrême, de proférer un gros et solennel mensonge… Un ancien Père[42] a dit que nous sommes mieux en la compagnie d'un chien connu, qu'en celle d'un homme dont le langage nous est inconnu. Certainly I don't pretend that I can prevent myself, in order to escape an obvious and extreme danger, from uttering a big and solemn lie... An old Father[42] said that we are better off in the company of a known dog, than in that of a man whose language is unknown to us. « En sorte que, pour l'homme, un étranger n'est pas un homme » "So that, for man, a stranger is not a man". [Pline l'Ancien,  Histoire naturelle , VII, 1] Et combien le langage trompeur est moins sociable que le silence ! And how much less sociable deceptive language is than silence!

15. Le Roi François Ier se vantait d'avoir enfermé dans ses contradictions Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, Duc de Milan, homme très réputé dans l'art de la conversation. King Francis I boasted that he had trapped Francisque Taverna, ambassador of Francis Sforza, Duke of Milan, in his contradictions, a man highly reputed in the art of conversation. Ce dernier avait été envoyé pour excuser son maître auprès de Sa Majesté, à propos d'un fait de grande importance, qui était celui-ci : le Roi, pour maintenir malgré tout quelques connivences en Italie d'où il venait d'être chassé, et particulièrement dans le Duché de Milan, avait imaginé de mettre auprès du Duc un gentilhomme de son parti, qui serait son ambassadeur officieux, mais avec l'apparence d'être là à titre privé, faisant semblant d'y être pour ses affaires personnelles. The latter had been sent to excuse his master to His Majesty, in connection with a matter of great importance, which was this: the King, in order to maintain in spite of everything some connivances in Italy from which he had just been driven, and particularly in the Duchy of Milan, had imagined putting a gentleman of his party near the Duke, who would be his unofficial ambassador, but with the appearance of being there in a private capacity, pretending to be there for his personal business. Car le Duc, qui dépendait beaucoup plus de l'Empereur, étant en train de négocier un mariage avec la nièce de ce dernier – fille du Roi de Danemark, et maintenant Douairière de Lorraine – ne pouvait laisser voir sans danger pour lui qu'il avait quelques relations et conversations avec nous. For the Duke, who was much more dependent on the Emperor, being in the process of negotiating a marriage with the latter's niece - daughter of the King of Denmark, and now Dowager of Lorraine - could not let it be known without danger to himself that he had some relations and conversations with us. Porque el duque, que dependía mucho más del emperador, al estar negociando un matrimonio con la sobrina de éste -hija del rey de Dinamarca, y ahora viuda de Lorena-, no podía dejar que se supiera sin peligro para él que tenía algunas relaciones y conversaciones con nosotros. À cette fin, donc, se trouva convenir un gentilhomme milanais, écuyer d'écurie chez le Roi, et nommé Merveille. To this end, therefore, a Milanese gentleman named Merveille, the King's stable squire, agreed. 16. Celui-ci, dépêché avec des lettres de créance secrètes, et des instructions comme ambassadeur, mais aussi avec d'autres lettres de recommandation envers le Duc à propos de ses affaires particulières, pour le déguisement et l'apparence, demeura si longtemps auprès du Duc que l'Empereur en conçut quelque soupçon, et qu'il provoqua ce qui suit d'après ce que je sais : sous le prétexte de quelque meurtre, voilà le Duc qui fait trancher la tête de notre homme en pleine nuit, et le procès bâclé en deux jours. The latter, dispatched with secret credentials and instructions as ambassador, but also with other letters of recommendation to the Duke about his particular affairs, for disguise and appearance, stayed so long with the Duke that the Emperor conceived some suspicion, and provoked the following from what I know: under the pretext of some murder, here is the Duke who has our man's head cut off in the middle of the night, and the trial botched in two days. 17. Messire Francisque arriva bientôt, muni d'une longue version falsifiée de cette histoire, car le Roi s'était adressé, pour en demander raison, à tous les Princes de la Chrétienté et au Duc lui-même. Messire Francisque soon arrived with a long, falsified version of the story, for the King had addressed all the Princes of Christendom, and the Duke himself, to demand a reason. Il fut entendu à l'audience du matin, et pour soutenir sa cause, avait établi et présenta plusieurs belles versions de l'événement. He was heard at the morning hearing, and to support his case, had established and presented several beautiful versions of the event. 18. Il prétendait que son maître n'avait jamais pris le pauvre homme que pour un gentilhomme privé, et un de ses sujets, venu à Milan pour ses affaires, et qui n'avait jamais vécu là sous une autre identité, niant avoir su qu'il appartenait à la maison du Roi, et prétendant même qu'il ne le connaissait pas, et que donc il n'avait pu le prendre pour un ambassadeur. He claimed that his master had only ever mistaken the poor man for a private gentleman, and one of his subjects, who had come to Milan on business, and who had never lived there under any other identity, denying having known that he belonged to the King's household, and even claiming that he didn't know him, and that therefore he couldn't have mistaken him for an ambassador. Alors le Roi, à son tour, le pressant de questions et d'objections, et l'attaquant de toutes parts, l'accula pour finir sur la question de l'exécution faite de nuit, comme à la dérobée. Then the King, in turn, pressing him with questions and objections, and attacking him from all sides, cornered him to finish on the question of the execution carried out at night, as if by stealth. À quoi le pauvre homme, embarrassé, répondit, pour faire celui qui est au courant des usages, que pour le respect de Sa Majesté, le Duc eût été bien contrarié que cette exécution se fasse en plein jour !… To which the poor man, embarrassed, replied, in his usual manner, that for the respect of His Majesty, the Duke would have been very upset if the execution had been carried out in broad daylight!...

On peut penser comment il lui fut répondu, s'étant si lourdement trahi, et devant un nez aussi plein de flair que celui du Roi François [Ier]… One can imagine how he was answered, having betrayed himself so heavily, and in front of a nose as full of flair as that of King François [Ier]... 19. Le Pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d'Angleterre, pour le remonter contre le roi français. Pope Julius II had sent an ambassador to the King of England, to stir him up against the French king. [43] L'ambassadeur ayant été interrogé sur sa charge, et le Roi d'Angleterre s'étant arrêté dans sa réponse aux difficultés qu'il rencontrait dans les préparatifs nécessaires pour combattre un roi si puissant, tout en évoquant quelques raisons à cela, l'ambassadeur répliqua mal à propos qu'il les avait lui aussi envisagées de son côté, et les avait bien expliquées au Pape. [43] The ambassador having been questioned about his office, and the King of England having stopped in his reply at the difficulties he was encountering in the preparations necessary to fight such a powerful king, while evoking some reasons for this, the ambassador replied ill-timed that he too had considered them on his side, and had explained them well to the Pope. De ces paroles, si éloignées de ce qu'il venait de proposer, en le poussant à la guerre sans délai, le roi d'Angleterre en tira le premier indice de ce qu'il découvrit effectivement par la suite, à savoir que cet ambassadeur penchait personnellement du côté de la France. From these words, so far removed from what he had just proposed, urging him to war without delay, the King of England drew the first clue to what he would later discover, namely that this ambassador was personally leaning towards France. Il en avertit son maître : ses biens furent confisqués, et il s'en fallut de peu qu'il n'en perdît aussi la vie. He warned his master: his property was confiscated, and he almost lost his life.