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TEDx Talks, La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

Traducteur: Guillaume Rouy Relecteur: Claire Ghyselen

AH : Bonsoir ! JP : Bonsoir !

AH : Je m'appelle Arnaud Hoedt

et je suis professeur de français à l'Institut Don Bosco en Belgique.

JP : Je m'appelle Jérome Piron.

Je suis professeur de philosophie dans la même école.

AH : On a tous les deux fait des études de linguistique

et un jour, au cours de ces études, on est tombé sur une citation.

[L'orthographe de la plupart des livres français est ridicule.]

[L'habitude seule peut en supporter l'incongruité.]

JP : Est-ce que vous surveillez votre orthographe ?

Public : Oui.

Est-ce que vous surveillez l'orthographe des autres ?

Public : Oui.

AH : Alors il faut quand même bien reconnaître une chose :

c'est qu'en français,

on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe.

JP : On ne parle pas de votre orthographe.

Ni de la nôtre d'ailleurs.

AH : Ni même celle de Kévin, notre régisseur,

qui a une orthographe bien à lui.

(Rires)

En français, on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe elle-même.

JP : Oui, s'il arrive qu'on juge votre orthographe,

on ne juge pratiquement jamais l'orthographe elle-même.

AH : Attention, il ne s'agit pas ici de juger la langue

mais bien son orthographe.

Souvent, on a tendance à confondre l'orthographe et la langue elle-même.

Mais l'orthographe, ce n'est pas la langue.

L'orthographe, c'est l'écriture de la langue.

Et c'est même pas l'écriture en termes de style ou de qualité de phrase.

En fait c'est le code graphique qui permet de transmettre,

de retranscrire la langue orale.

JP : C'est un petit peu comme les partitions

qui sont au service de la musique.

AH : L'orthographe n'est qu'un outil au service de la langue.

JP : Si l'orthographe est un outil,

on s'est simplement posé une question avec Arnaud :

est-ce que c'est un bon outil ?

Prenons par exemple le son /s/.

AH : Comme dans « régisseur ».

JP : Comment peut-on écrire ce son en français ?

On peut l'écrire : « s »,

« ss »,

« c »,

« ç »,

« sc » comme dans « science »,

« t », les finales en « tion »,

on peut l'écrire « x », dans « dix » ou « six »...

AH : « Bruxelles » !

(Rires)

JP: On peut l'écrire « z », dans « quartz ».

AH : « Aztèque » !

JP : On peut l'écrire « th », dans « forsythia ».

(Rires)

On peut l'écrire « sth », dans « isthme » ou « asthme ».

On peut l'écrire « cc », dans « succion »,

et on peut même l'écrire « sç », dans « il acquiesça ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Si vous voyez la lettre « s » écrite, comment se prononce-t-elle ?

Soit /s/,

soit /z/, entre deux voyelles,

soit pas : muette.

JP : Donc ça fait : un son, douze manières de l'écrire ;

une lettre, trois façons de la prononcer.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Alors en turc, l'orthographe est parfaitement phonétique.

Une lettre, un son.

Un son, une lettre.

« Mayonnaise »

(Rires)

« Saucisse »

(Rires)

Encore un !

[Ekler -- éclair]

JP : Donc en turc,

quand vous entendez un mot pour la première fois,

vous savez automatiquement comment il s'écrit.

C'est le cas dans beaucoup d'autres langues

comme le bulgare, le finnois, le serbe, le roumain

et c'est pratiquement le cas du néerlandais, de l'italien,

de l'espagnol, de l'allemand ou du russe.

AH : Comparons à présent avec le français.

En français, si on inventait un mot qui n'existe pas,

comme le mot /krɛfisjɔ̃/

qu'on a inventé avec Jérôme...

/krɛfisjɔ̃/ !

De combien de manières différentes pourrait-on écrire ce nouveau mot

/krɛfisjɔ̃/ en français ?

Alors pour répondre à cette question, Kévin a écrit un petit programme.

Un algorithme qui permet de calculer toutes les orthographes possibles

du mot /krɛfisjɔ̃/ en français.

Kévin ?

(Applaudissements)

JP : Au total, il existe 240 manières différentes d'écrire le mot /krɛfisjɔ̃/

en français.

AH : On se demande souvent comment respecter l'orthographe

mais l'orthographe elle-même est-elle respectable ?

(Rires)

En français, on écrit le mot « bruit », le mot « édit » ou le mot « crédit »

avec un T pour faire « bruiter », « éditer » ou « créditer » ;

mais pas « abri ».

(Rires)

JP : On écrit « dix » avec un X qu'on prononce /s/,

alors qu'on écrit une « dizaine » avec un Z

et un « dixième » avec un X mais qu'on prononce /z/.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Employé avec l'auxiliaire « avoir »,

le participe passé s'accorde en genre et en nombre

avec le complément d'objet direct

quand celui-ci le précède :

« Les crêpes que j'ai mangées (-es) ».

Par contre, quand le complément suit le participe, il reste invariable :

« J'ai mangé (-é) les crêpes ».

Alors pourquoi ?

Pourquoi avant mais pas après ?

Au Moyen-Âge, les moines ont des conditions de travail difficiles

et travaillent dans des monastères mal chauffés, mal éclairés,

avec des plumes d'animaux.

Souvent, sous la dictée, quand le moine écrivait, par exemple,

« Les pieds que Jésus a lavés »

un simple regard vers la gauche permet d'identifier ce que Jésus a lavé.

Il a lavé quoi ? Les pieds ! Donc le moine accorde, pas de problème.

Mais quand le moine écrivait :

« Jésus a lavé... »

Il se dit : « Jésus a lavé quoi ? Je ne sais pas, je vais attendre,

ça va probablement venir dans la suite du texte ».

(Rires et applaudissements)

« ...avant la fête de Pâques, sachant que son heure était venue,

lorsque le diable avait déjà inspiré au coeur de Judas Iscariote, fils de Simon,

le dessein de le livrer sur les bords du lac de Tibériade

et patati et patata...

les pieds ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Quand le moine est arrivé à « les pieds »,

il a oublié qu'il avait un participe à accorder ;

ou il n'a plus de place pour écrire la lettre,

parce qu'au Moyen-Âge,

les mots sont souvent attachés les uns aux autres.

C'est de l'observation de cet oubli,

de cette erreur particulièrement fréquente dans les manuscrits du Moyen-Âge,

qu'on a tiré la règle.

Voilà pourquoi avant mais pas après.

JP : Alors, à l'école, les enfants se demandent pourquoi.

Pourquoi avant et pas après ? Pourquoi un X ?

AH : Pourquoi pas de T à « abri » ?

JP : Mais quand les enfants demandent pourquoi,

on leur explique comment :

comment on écrit, comment on accorde.

Pourquoi est-ce que l'esprit critique s'arrête au seuil de l'orthographe ?

Parce qu'on a tous appris à ne plus se demander pourquoi.

AH : Alors pourquoi l'orthographe du français est-elle si compliquée ?

Parce qu'en réalité, elle ne tombe pas du ciel, un jour, toute faite.

Elle a une histoire.

JP : Avant le XVIIe siècle, tout le monde écrit comme il veut.

Montaigne ou Rabelais avaient leur propre orthographe

qui variait d'ailleurs

d'un manuscrit à l'autre ou d'un imprimeur à l'autre.

AH : Molière, lui-même,

dans une des toutes premières éditions du Misanthrope,

écrivait « misanthrope » sans H.

D'ailleurs, Molière écrivait « orthographe » sans H.

Aujourd'hui, plus personne ne lit Molière dans l'orthographe de Molière.

Elle a été adaptée au fil des rééditions sans que cela ne change rien à son oeuvre.

Il ne faut donc pas confondre la langue de Molière et son orthographe.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors, d'où vient cette obsession contemporaine pour l'orthographe ?

Au XVIIe siècle, on centralise l'État,

et Richelieu réalise que la langue est un pouvoir.

Il crée alors l'Académie Française.

L'Académie aura pour mission de rédiger un dictionnaire pour fixer la norme.

AH : En réalité, aujourd'hui, l'Académie Française est une fausse référence.

Il n'y a pas de linguiste à l'Académie Française.

C'est un peu comme s'il n'y avait pas de mécanicien au contrôle technique.

Non, « Académicien » est un titre honorifique, pas scientifique.

Il ne suffit pas d'enfiler un habit vert pour devenir grammairien.

AH : Dès l'origine, au XVIIe siècle, l'Académie va surtout faire de la norme

la marque de l'appartenance à la bonne société, le bon usage.

JP : En même temps, à l'époque, pas grand monde n'écrit

et il faut vraiment attendre le XIXe siècle

pour que l'orthographe devienne une norme incontournable.

La bourgeoisie montante va donner à l'orthographe

ses lettres de noblesse :

elle va revendiquer une orthographe délibérément compliquée.

L'Académie Française va d'ailleurs introduire dans son dictionnaire de 1835

toute une série de consonnes doubles, de consonnes étymologiques,

qui n'existaient pas auparavant.

AH : Et surtout, on va l'imposer à tous.

De plus en plus d'enfants vont à l'école

et l'orthographe devient le principal critère de sélection des instituteurs.

Tous les concours d'accès à la fonction publique

passent par une dictée.

JP : C'est aussi l'époque de l'avènement des nationalismes

et on fait de la langue un enjeu identitaire.

On veut un français, le même pour tous, unique et indivisible,

à l'image de la République, une et indivisible.

L'orthographe comme ciment de la nation.

AH : Depuis, à chaque fois qu'on propose de modifier l'orthographe,

cela provoque parfois quelque réticences.

Souvent parce qu'on a le sentiment qu'on va s'attaquer à un héritage.

Des consonnes étymologiques viennent du latin et du grec :

les TH, les PH, comme dans « philosophe ».

Y toucher ce serait un peu comme s'en prendre au patrimoine,

d'une certaine manière se couper

d'une partie de l'histoire de la langue française.

Mais cette histoire est largement fantasmée.

D'abord pourquoi est-ce qu'on a conservé ou introduit

uniquement les consonnes étymologiques issues du latin et du grec ?

Bien parce que ça fait classe !

Parce qu'on aime croire que le français ne descend que de l'Antiquité,

mais en réalité on a évacué sans hésiter toutes les consonnes étymologiques

issues des langues germaniques, de l'arabe, de l'italien.

Rien que ces 3 langues-là,

c'est déjà 35% de tous les mots qu'on a empruntés en français.

JP : Si on voulait vraiment respecter l'étymologie - pourquoi pas -

mais dans ce cas on devrait écrire, par exemple, le mot « style » avec un I

parce qu'on l'a emprunté au latin « stilus » et non au grec.

Par contre, il y a un mot qu'on a emprunté au grec : le mot « économie ».

Pour respecter son origine, on devrait l'écrire comme « foetus ».

AH : Ou encore le mot « fantôme », qui vient aussi du grec « phantasma ».

JP : Et est-ce qu'on peut sérieusement accuser les Italiens ou les Espagnols

de souffrir d'un déficit culturel ?

Parce que en italien on écrit par exemple « filosofo » avec des F depuis toujours,

et ça n'a quand même jamais empêché les Italiens de faire de l'étymologie,

de retrouver les origines « philo » et « sophia ».

AH : Certains donnent à l'orthographe une dimension esthétique.

En effet, on peut trouver que c'est beau parce que c'est compliqué.

On peut appeler toutes les absurdités de l'orthographe des subtilités

et être fier de cette spécificité de la langue française.

Mais si on a droit de trouver qu'une forme est belle

et d'avoir envie de la garder,

alors on a droit de la trouver laide.

JP : Pourquoi les mots du dictionnaire devraient-ils tous être beaux ?

AH : À la rigueur, on pourrait même envisager de les rendre encore plus beaux.

Le Collège de Pataphysique, Boris Vian et Alfred Jarry,

avait imaginé ce qu'ils appelaient une orthographe d'apparat.

Qu'est-ce qu'une orthographe d'apparat ?

Pour vous l'expliquer, Kévin a programmé une petite application :

un module de reconnaissance vocale en orthographe d'apparat, que voici.

Donc, dans cette orthographe,

par exemple, le son :

/a/

[ igt ]

...s'écrit comme dans le mot « doigt »,

(Rires)

/r/

[ rrh ]

comme dans « logorrhée » ou « diarrhée ».

(Rires)

/o/

[ ü ]

Capharnaüm.

Cherchez pas, y en a qu'un !

(Rires)

/d/

[ gd ]

« Amygdale ».

Tu peux faire un truc un peu plus long ?

JP : Projet d'orthographe d'apparat.

[ brrhüsgë gd'ürrhghtücrrhigtph gd'igtbigtrrhigt ]

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors il existe encore une raison de défendre une orthographe compliquée :

le sens de l'effort.

Comme c'est compliqué, c'est exigeant ;

et cette exigence apprend à nos enfants à se dépasser.

Les gens ont l'impression que si l'on simplifie,

on va faire moins d'efforts.

Mais on ne va pas faire moins !

On va faire mieux.

AH : Bon, c'est dur de dire à ceux qui ont souffert

qu'ils ont souffert pour rien.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Tout le temps

de mémorisation mécanique d'exceptions ânonnées,

« Pou, hibou, caillou »,

tout ce temps pourrait être converti en temps de pratique, de découverte,

de réflexion, de littérature ou d'histoire de la langue.

Donc, en un sens, la simplification constitue bien un nivellement par le haut.

(Applaudissements)

AH : La question de l'orthographe touche aussi celle de l'accès à l'emploi.

Dans ces cas-là, aujourd'hui, on sait ce que coûte une faute d'orthographe.

Imaginez que ce ne soit pas votre langue maternelle

ou que vous soyez dyslexique.

JP : On emploie aussi l'orthographe pour disqualifier une pensée.

Sur Internet, par exemple, on voit souvent des commentaires du genre :

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La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) |fault||the spelling|Arnaud|Hoedt|Jérôme|Piron|TEDxRennes La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1) La faute de l'orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes (1)

Traducteur: Guillaume Rouy Relecteur: Claire Ghyselen |Guillaume Rouy|Rouy||| ||Rouy|||

AH : Bonsoir ! JP : Bonsoir !

AH : Je m'appelle Arnaud Hoedt

et je suis professeur de français à l'Institut Don Bosco en Belgique. |||||||||Bosco|| and I teach French at the Institut Don Bosco in Belgium.

JP : Je m'appelle Jérome Piron. |||Jérome|

Je suis professeur de philosophie dans la même école. I'm a philosophy teacher at the same school.

AH : On a tous les deux fait des études de linguistique AH: We both studied linguistics.

et un jour, au cours de ces études, on est tombé sur une citation. and one day, in the course of our studies, we came across a quotation.

[L'orthographe de la plupart des livres français est ridicule.] ||||||||lächerlich

[L'habitude seule peut en supporter l'incongruité.] Die Gewohnheit|||||Unangemessenheit [Only habit can withstand the incongruity].

JP : Est-ce que vous surveillez votre orthographe ? JP: Do you watch your spelling?

Public : Oui.

Est-ce que vous surveillez l'orthographe des autres ? ||||monitor||| Do you check other people's spelling?

Public : Oui.

AH : Alors il faut quand même bien reconnaître une chose : AH: So let's face it:

c'est qu'en français, is only in French,

on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe. |||wenig|anspruchsvoll|| we're particularly undemanding when it comes to spelling.

JP : On ne parle pas de votre orthographe. JP: We're not talking about your spelling.

Ni de la nôtre d'ailleurs. Nor ours, for that matter.

AH : Ni même celle de Kévin, notre régisseur, AH: Not even Kévin, our stage manager,

qui a une orthographe bien à lui.

(Rires)

En français, on est particulièrement peu exigeant avec l'orthographe elle-même. In French, spelling itself is not particularly demanding.

JP : Oui, s'il arrive qu'on juge votre orthographe, JP: Yes, if someone judges your spelling,

on ne juge pratiquement jamais l'orthographe elle-même. we hardly ever judge the spelling itself.

AH : Attention, il ne s'agit pas ici de juger la langue AH: Mind you, we're not here to judge the language.

mais bien son orthographe.

Souvent, on a tendance à confondre l'orthographe et la langue elle-même. We often tend to confuse spelling with the language itself.

Mais l'orthographe, ce n'est pas la langue.

L'orthographe, c'est l'écriture de la langue.

Et c'est même pas l'écriture en termes de style ou de qualité de phrase. And it's not even the writing in terms of style or sentence quality.

En fait c'est le code graphique qui permet de transmettre,

de retranscrire la langue orale. to transcribe the spoken language.

JP : C'est un petit peu comme les partitions |||||||Notenblätter JP: It's a bit like sheet music.

qui sont au service de la musique. in the service of music.

AH : L'orthographe n'est qu'un outil au service de la langue.

JP : Si l'orthographe est un outil,

on s'est simplement posé une question avec Arnaud : Arnaud and I simply asked ourselves a question:

est-ce que c'est un bon outil ?

Prenons par exemple le son /s/. Take the /s/ sound, for example.

AH : Comme dans « régisseur ».

JP : Comment peut-on écrire ce son en français ?

On peut l'écrire : « s »,

« ss »,

« c »,

« ç »,

« sc » comme dans « science »,

« t », les finales en « tion »,

on peut l'écrire « x », dans « dix » ou « six »...

AH : « Bruxelles » !

(Rires)

JP: On peut l'écrire « z », dans « quartz ». JP: You can write "z", in "quartz".

AH : « Aztèque » ! |Azteke

JP : On peut l'écrire « th », dans « forsythia ». ||||||forsythia

(Rires)

On peut l'écrire « sth », dans « isthme » ou « asthme ». |||||der Isthmus||

On peut l'écrire « cc », dans « succion », |||||Saugung

et on peut même l'écrire « sç », dans « il acquiesça ». ||||||||zustimmte

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Si vous voyez la lettre « s » écrite, comment se prononce-t-elle ? AH: If you see the letter "s" written, how is it pronounced?

Soit /s/,

soit /z/, entre deux voyelles, ||||Vokale or /z/, between two vowels,

soit pas : muette.

JP : Donc ça fait : un son, douze manières de l'écrire ; JP: So that's one sound, twelve ways of writing it;

une lettre, trois façons de la prononcer.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Alors en turc, l'orthographe est parfaitement phonétique. AH: So in Turkish, the spelling is perfectly phonetic.

Une lettre, un son.

Un son, une lettre.

« Mayonnaise » "Mayonnaise

(Rires)

« Saucisse »

(Rires)

Encore un !

[Ekler -- éclair] Eclair|

JP : Donc en turc,

quand vous entendez un mot pour la première fois,

vous savez automatiquement comment il s'écrit.

C'est le cas dans beaucoup d'autres langues

comme le bulgare, le finnois, le serbe, le roumain ||||||||Rumänisch such as Bulgarian, Finnish, Serbian, Romanian

et c'est pratiquement le cas du néerlandais, de l'italien,

de l'espagnol, de l'allemand ou du russe. Spanish, German or Russian.

AH : Comparons à présent avec le français. AH: Now let's compare with French.

En français, si on inventait un mot qui n'existe pas, In French, what if we invented a word that doesn't exist?

comme le mot /krɛfisjɔ̃/ |||Kreation

qu'on a inventé avec Jérôme...

/krɛfisjɔ̃/ !

De combien de manières différentes pourrait-on écrire ce nouveau mot How many different ways could we write this new word?

/krɛfisjɔ̃/ en français ? reflection||

Alors pour répondre à cette question, Kévin a écrit un petit programme.

Un algorithme qui permet de calculer toutes les orthographes possibles An algorithm that calculates all possible spellings

du mot /krɛfisjɔ̃/ en français.

Kévin ?

(Applaudissements)

JP : Au total, il existe 240 manières différentes d'écrire le mot /krɛfisjɔ̃/

en français.

AH : On se demande souvent comment respecter l'orthographe AH: We often wonder how to respect spelling.

mais l'orthographe elle-même est-elle respectable ?

(Rires)

En français, on écrit le mot « bruit », le mot « édit » ou le mot « crédit » |||||||||||||crédito In French, we write the word "bruit", the word "édit" or the word "crédit".

avec un T pour faire « bruiter », « éditer » ou « créditer » ; |||||geräusch machen||| with a T to "noise", "edit" or "credit" ;

mais pas « abri ».

(Rires)

JP : On écrit « dix » avec un X qu'on prononce /s/,

alors qu'on écrit une « dizaine » avec un Z

et un « dixième » avec un X mais qu'on prononce /z/.

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Employé avec l'auxiliaire « avoir », AH: Used with the auxiliary "avoir",

le participe passé s'accorde en genre et en nombre past participles agree in gender and number

avec le complément d'objet direct

quand celui-ci le précède : when it precedes it:

« Les crêpes que j'ai mangées (-es) ». "The pancakes I ate (-es)".

Par contre, quand le complément suit le participe, il reste invariable :

« J'ai mangé (-é) les crêpes ».

Alors pourquoi ?

Pourquoi avant mais pas après ?

Au Moyen-Âge, les moines ont des conditions de travail difficiles

et travaillent dans des monastères mal chauffés, mal éclairés, and work in poorly heated, poorly lit monasteries,

avec des plumes d'animaux. with animal feathers.

Souvent, sous la dictée, quand le moine écrivait, par exemple, Often under dictation, when the monk was writing, for example,

« Les pieds que Jésus a lavés » "The feet that Jesus washed

un simple regard vers la gauche permet d'identifier ce que Jésus a lavé. a simple glance to the left identifies what Jesus washed.

Il a lavé quoi ? Les pieds ! Donc le moine accorde, pas de problème.

Mais quand le moine écrivait :

« Jésus a lavé... »

Il se dit : « Jésus a lavé quoi ? Je ne sais pas, je vais attendre, I don't know, I'll wait,

ça va probablement venir dans la suite du texte ». It will probably come later in the text".

(Rires et applaudissements)

« ...avant la fête de Pâques, sachant que son heure était venue, "...before the feast of Easter, knowing that his hour had come,

lorsque le diable avait déjà inspiré au coeur de Judas Iscariote, fils de Simon, when the devil had already inspired the heart of Judas Iscariot, son of Simon,

le dessein de le livrer sur les bords du lac de Tibériade to deliver him on the shores of Lake Tiberias.

et patati et patata... |||et patati et patata

les pieds ».

(Rires)

(Applaudissements)

AH : Quand le moine est arrivé à « les pieds »,

il a oublié qu'il avait un participe à accorder ; he forgot he had a participle to tune;

ou il n'a plus de place pour écrire la lettre, or there's no space left to write the letter,

parce qu'au Moyen-Âge,

les mots sont souvent attachés les uns aux autres.

C'est de l'observation de cet oubli, It's from observing this oblivion,

de cette erreur particulièrement fréquente dans les manuscrits du Moyen-Âge,

qu'on a tiré la règle.

Voilà pourquoi avant mais pas après.

JP : Alors, à l'école, les enfants se demandent pourquoi.

Pourquoi avant et pas après ? Pourquoi un X ?

AH : Pourquoi pas de T à « abri » ? AH: Why no T for "shelter"?

JP : Mais quand les enfants demandent pourquoi,

on leur explique comment :

comment on écrit, comment on accorde. how to write, how to tune.

Pourquoi est-ce que l'esprit critique s'arrête au seuil de l'orthographe ? ||||||||threshold|| Why does critical thinking stop at the spelling threshold?

Parce qu'on a tous appris à ne plus se demander pourquoi.

AH : Alors pourquoi l'orthographe du français est-elle si compliquée ? AH: So why is French spelling so complicated?

Parce qu'en réalité, elle ne tombe pas du ciel, un jour, toute faite. Because in reality, it doesn't just fall out of the sky one day.

Elle a une histoire.

JP : Avant le XVIIe siècle, tout le monde écrit comme il veut.

Montaigne ou Rabelais avaient leur propre orthographe

qui variait d'ailleurs

d'un manuscrit à l'autre ou d'un imprimeur à l'autre. from one manuscript to another or from one printer to another.

AH : Molière, lui-même,

dans une des toutes premières éditions du Misanthrope,

écrivait « misanthrope » sans H. wrote "misanthrope" without an H.

D'ailleurs, Molière écrivait « orthographe » sans H.

Aujourd'hui, plus personne ne lit Molière dans l'orthographe de Molière. Today, nobody reads Molière in Molière's spelling.

Elle a été adaptée au fil des rééditions sans que cela ne change rien à son oeuvre. It has been adapted over the years, but this has done nothing to change his work.

Il ne faut donc pas confondre la langue de Molière et son orthographe. So don't confuse the language of Molière with its spelling.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors, d'où vient cette obsession contemporaine pour l'orthographe ? JP: So where does this contemporary obsession with spelling come from?

Au XVIIe siècle, on centralise l'État,

et Richelieu réalise que la langue est un pouvoir.

Il crée alors l'Académie Française.

L'Académie aura pour mission de rédiger un dictionnaire pour fixer la norme. The Academy's task will be to draw up a dictionary to set the standard.

AH : En réalité, aujourd'hui, l'Académie Française est une fausse référence. AH: In reality, the Académie Française is a false reference today.

Il n'y a pas de linguiste à l'Académie Française.

C'est un peu comme s'il n'y avait pas de mécanicien au contrôle technique.

Non, « Académicien » est un titre honorifique, pas scientifique. No, "Academician" is an honorary title, not a scientific one.

Il ne suffit pas d'enfiler un habit vert pour devenir grammairien. ||||put on (or: slip on)||habit|||| It's not enough to don a green suit to become a grammarian.

AH : Dès l'origine, au XVIIe siècle, l'Académie va surtout faire de la norme AH: From the outset, in the 17th century, the Académie's main role was to set standards.

la marque de l'appartenance à la bonne société, le bon usage. the mark of good society, good usage.

JP : En même temps, à l'époque, pas grand monde n'écrit JP: At the same time, at the time, not many people were writing

et il faut vraiment attendre le XIXe siècle and it really wasn't until the 19th century

pour que l'orthographe devienne une norme incontournable. so that spelling becomes an unavoidable standard.

La bourgeoisie montante va donner à l'orthographe The rising bourgeoisie is going to give spelling

ses lettres de noblesse : its letters of nobility:

elle va revendiquer une orthographe délibérément compliquée. ||claim|||| she will claim a deliberately complicated spelling.

L'Académie Française va d'ailleurs introduire dans son dictionnaire de 1835 In its 1835 dictionary, the Académie Française introduced

toute une série de consonnes doubles, de consonnes étymologiques, a whole series of double consonants, etymological consonants,

qui n'existaient pas auparavant.

AH : Et surtout, on va l'imposer à tous.

De plus en plus d'enfants vont à l'école

et l'orthographe devient le principal critère de sélection des instituteurs. and spelling became the main selection criterion for teachers.

Tous les concours d'accès à la fonction publique All civil service entrance exams

passent par une dictée. |||dictation

JP : C'est aussi l'époque de l'avènement des nationalismes JP: It was also a time of nationalism.

et on fait de la langue un enjeu identitaire. and language becomes an identity issue.

On veut un français, le même pour tous, unique et indivisible, We want one Frenchman, the same for all, unique and indivisible,

à l'image de la République, une et indivisible. in the image of the Republic, one and indivisible.

L'orthographe comme ciment de la nation. Spelling as the cement of the nation.

AH : Depuis, à chaque fois qu'on propose de modifier l'orthographe,

cela provoque parfois quelque réticences. this sometimes provokes some reluctance.

Souvent parce qu'on a le sentiment qu'on va s'attaquer à un héritage. Often, it's because we feel we're about to take on a legacy.

Des consonnes étymologiques viennent du latin et du grec : ||étymologique|||||| Etymological consonants come from Latin and Greek:

les TH, les PH, comme dans « philosophe ».

Y toucher ce serait un peu comme s'en prendre au patrimoine, Touching it would be like attacking our heritage,

d'une certaine manière se couper in some ways cut themselves off

d'une partie de l'histoire de la langue française.

Mais cette histoire est largement fantasmée.

D'abord pourquoi est-ce qu'on a conservé ou introduit First of all, why have we kept or introduced

uniquement les consonnes étymologiques issues du latin et du grec ? only etymological consonants from Latin and Greek?

Bien parce que ça fait classe !

Parce qu'on aime croire que le français ne descend que de l'Antiquité, Because we like to think that French is only descended from Antiquity,

mais en réalité on a évacué sans hésiter toutes les consonnes étymologiques but in reality all etymological consonants have been discarded without hesitation.

issues des langues germaniques, de l'arabe, de l'italien.

Rien que ces 3 langues-là, Just those 3 languages,

c'est déjà 35% de tous les mots qu'on a empruntés en français. ||||||||borrowed|| it's already 35% of all the words we've borrowed in French.

JP : Si on voulait vraiment respecter l'étymologie - pourquoi pas -

mais dans ce cas on devrait écrire, par exemple, le mot « style » avec un I

parce qu'on l'a emprunté au latin « stilus » et non au grec. |||borrowed|||style|||| ||||||stylus|||| because it's borrowed from the Latin "stilus" and not from the Greek.

Par contre, il y a un mot qu'on a emprunté au grec : le mot « économie ». |||||||||borrowed|||||

Pour respecter son origine, on devrait l'écrire comme « foetus ». To respect its origin, we should write it as "foetus".

AH : Ou encore le mot « fantôme », qui vient aussi du grec « phantasma ». |||||||||||phantasma

JP : Et est-ce qu'on peut sérieusement accuser les Italiens ou les Espagnols

de souffrir d'un déficit culturel ? suffering from a cultural deficit?

Parce que en italien on écrit par exemple « filosofo » avec des F depuis toujours, ||||||||philosopher||||| Because in Italian, for example, we've always written "filosofo" with Fs,

et ça n'a quand même jamais empêché les Italiens de faire de l'étymologie,

de retrouver les origines « philo » et « sophia ».

AH : Certains donnent à l'orthographe une dimension esthétique.

En effet, on peut trouver que c'est beau parce que c'est compliqué.

On peut appeler toutes les absurdités de l'orthographe des subtilités We can call all the absurdities of spelling subtleties

et être fier de cette spécificité de la langue française. and be proud of this specificity of the French language.

Mais si on a droit de trouver qu'une forme est belle

et d'avoir envie de la garder,

alors on a droit de la trouver laide. |||||||ugly |||||||fea

JP : Pourquoi les mots du dictionnaire devraient-ils tous être beaux ? JP: Why should all the words in the dictionary be beautiful?

AH : À la rigueur, on pourrait même envisager de les rendre encore plus beaux. |||strictness|||||||||| AH: In a pinch, we could even consider making them even more beautiful.

Le Collège de Pataphysique, Boris Vian et Alfred Jarry, |||Pataphysics||Vian|||Jarry

avait imaginé ce qu'ils appelaient une orthographe d'apparat. |||||||of display

Qu'est-ce qu'une orthographe d'apparat ?

Pour vous l'expliquer, Kévin a programmé une petite application :

un module de reconnaissance vocale en orthographe d'apparat, que voici. a speech recognition module for formal spelling.

Donc, dans cette orthographe,

par exemple, le son :

/a/

[ igt ] N/A

...s'écrit comme dans le mot « doigt », |||||finger

(Rires)

/r/

[ rrh ] rrh

comme dans « logorrhée » ou « diarrhée ». ||logorrhea|| as in "logorrhea" or "diarrhea".

(Rires)

/o/

[ ü ] [ u ]

Capharnaüm. Capernaum

Cherchez pas, y en a qu'un ! Don't look, there's only one!

(Rires)

/d/

[ gd ] [ good ]

« Amygdale ». Amygdala

Tu peux faire un truc un peu plus long ?

JP : Projet d'orthographe d'apparat. JP: Spelling project.

[ brrhüsgë gd'ürrhghtücrrhigtph gd'igtbigtrrhigt ] whispered|ig'igtbigtrig'ht|highlight

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Alors il existe encore une raison de défendre une orthographe compliquée : JP: So there's one more reason to defend complicated spelling:

le sens de l'effort. a sense of effort.

Comme c'est compliqué, c'est exigeant ; ||||demanding Because it's complicated, it's demanding;

et cette exigence apprend à nos enfants à se dépasser. ||requirement|||||||

Les gens ont l'impression que si l'on simplifie,

on va faire moins d'efforts.

Mais on ne va pas faire moins !

On va faire mieux.

AH : Bon, c'est dur de dire à ceux qui ont souffert ||||||||||souffert ||||||||||suffered AH: Well, it's hard to tell those who have suffered

qu'ils ont souffert pour rien. that they have suffered for nothing.

(Rires)

(Applaudissements)

JP : Tout le temps

de mémorisation mécanique d'exceptions ânonnées, ||||memorized mechanical memorization of mumbled exceptions,

« Pou, hibou, caillou », |owl|stone

tout ce temps pourrait être converti en temps de pratique, de découverte, all this time could be converted into practice and discovery time,

de réflexion, de littérature ou d'histoire de la langue.

Donc, en un sens, la simplification constitue bien un nivellement par le haut. |||||||||leveling||| So, in a sense, simplification is a levelling upwards.

(Applaudissements)

AH : La question de l'orthographe touche aussi celle de l'accès à l'emploi. AH: The issue of spelling also affects access to employment.

Dans ces cas-là, aujourd'hui, on sait ce que coûte une faute d'orthographe. In such cases, today we know what a spelling mistake costs.

Imaginez que ce ne soit pas votre langue maternelle

ou que vous soyez dyslexique. or if you are dyslexic.

JP : On emploie aussi l'orthographe pour disqualifier une pensée. JP: Spelling is also used to disqualify a thought.

Sur Internet, par exemple, on voit souvent des commentaires du genre :